SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Chapitres inédits

Attention ! Cette rubrique dévoile des éléments importants de l’intrigue de Subtil Béton. Pour préserver le suspens du roman, nous vous conseillons de ne pas parcourir ces pages avant d’avoir fini la lecture du livre…

Cours d’histoire

Où l’on suit le cours Madame Ernaux, qui bifurque sur le contexte politique…

ZOÉ

Zoé adore sa prof de philo, Madame Ernaux. Elle est assez jeune, la seule enseignante à faire le lien entre le lycée et la faculté, la seule à s’informer sur les autres conflits et à en parler aux élèves. Aujourd’hui, quand elle entre dans la classe avec sa vivacité habituelle, sourire en coin et petite cicatrice brillante au menton (Zoé est sûre que Madame Ernaux tient ça d’un coup de matraque en manif), les élèves discutent du texte qui annonce la prochaine assemblée au lycée.
« Bonjour à toutes et à tous ! »
La prof applique à la lettre sa rengaine « les mots sont importants » et prend un soin particulier à toujours inclure le masculin et le féminin dans ses phrases. Elle appelle ça démasculiniser la langue.
« Alors, quel est ce sujet qui a l’air de vous passionner bien plus que Descartes et les Lumières ?
— Madame, on parlait du texte de l’assemblée : « Pour un mouvement unitaire ».
— Un mouvement unitaire ? Et alors, qu’en pensez-vous ?
— C’est impossible, Madame, il y aura forcément des désaccords.
— Tu as raison, tout le monde n’a pas les mêmes intérêts. La question est donc de savoir avec qui nous choisissons de nous organiser, avec qui nous désirons tisser des alliances… Unitaire ne signifie pas rallier tout le monde sans exception, ni se mettre d’accord sur tout. Mais plutôt de se coordonner au delà des priorités de chacun-chacune, de chercher des revendications collectives et une base politique commune.
— Mais Madame, c’est im-pos-sible !
— Et pourtant c’est déjà arrivé. Les syndicats par exemple. Avant la Franco, ils soutenaient les luttes populaires, suivaient les manifestations, les initiaient même souvent. Et signaient régulièrement des appels unitaires.
— Vous voulez dire que les syndicats ne travaillaient pas pour le gouvernement ? Pourtant, ils ont participé aux deux Compromis, ils ont carrément signé pour l’instauration de la Franco.
— Tu as raison. Mais dit comme ça, c’est un peu court. Les choses changent, le syndicalisme ouvrier a duré plus d’un siècle et demi. Et qui peut me dire de quand datent les deux Compromis ?
— 2014 et 2017.
— Exact. C’est donc vraiment récent par rapport à la longue histoire des luttes ouvrières. »
Les luttes ouvrières… Zoé attrape l’expression dans une belle bulle moirée de rouge et de noir, elle la regarde flotter au dessus d’elle en imaginant Jasmine à ses côtés, elle qui a tellement soif de politique. Ses parents sont bien différent·e·s de ceux de Zoé, illes s’intéressent à l’actualité, à l’histoire et sont toujours prêt·e·s à en discuter. Ce débat aurait passionné Jasmine.
Avant l’été, Zoé a finalement pris le temps de retourner à Beaulieu, plusieurs fois mais rien, aucune trace de son amie. De nouveaux locataires ont pris la place de sa famille dans le domopparte et n’ont jamais entendu parler d’elle, les voisins n’ont rien voulu dire. Zoé n’arrive pas à croire que Jasmine lui ait caché son départ. Même si elle en voulait à Zoé, elle aurait pu lui laisser son contact.
« Mais Madame, si les syndicats étaient du côté du peuple, pourquoi ont-ils soutenu les Compromis Sociaux ?
— Ah ça, l’histoire du syndicalisme est complexe, il y a des époques différentes, des courants différents aussi. Progressivement, les patrons et les gouvernants ont accepté de négocier avec certains syndicats, parce qu’ils étaient en position de force : ils lançaient des grèves massives, des blocages durs. Le pouvoir n’avait pas le choix, il devait céder sur certains points pour ne pas se faire renverser. On appelle ça le rapport de force.
— Moi, je crois qu’ils ont cédé pour mieux régner. Les syndicats se sont fait avoir, ils ont accepté des tonnes de merdes en échange de quelques miettes. Pourquoi vous les défendez comme ça, Madame ?
— De mon point de vue, ce n’étaient pas des miettes. Ces négociations, elles se sont longtemps inscrites dans un vrai rapport de force, avec une vraie révolution en ligne de mire. Beaucoup de choses ont été gagnées, des choses conséquentes comme la retraite ou la sécurité sociale.
— Mais ça ne les a pas aidés à faire la révolution, ça les a endormis plutôt.
— Beaucoup y ont cru pourtant. Améliorer les conditions de vie et construire la révolution n’étaient pas des objectifs opposés, c’était un mouvement dynamique.
— Alors, pourquoi accepter les Compromis ? »
Zoé, elle aussi, a du mal à suivre le raisonnement de la prof. « Elle est tordue votre histoire, Madame.
— Bien sûr que l’histoire est tordue ! Soutenir les Compromis partait aussi d’une bonne intention, de la croyance en l’état de droit. En 2014 la gauche était fragmentée. L’idée du premier Compromis, celui entre les écolosocialistes et la gauche radicale, était de renforcer l’opposition face à la droite. Et ensuite, en 17, quand l’extrême droite est passée en tête au premier tour des présidentielles, ça a été l’affolement. Le front du premier Compromis a annoncé son alliance avec la droite de gouvernement. C’est comme ça qu’est né le deuxième Compromis. Et l’avènement de la Franco.
— Alors, comment peut-on rechercher l’unité, après un coup pareil ?
— L’idée ce n’est pas l’unité à tout prix, c’est l’unité sur des bases claires. De la même manière, ce n’est pas seulement le mouvement social qui est intéressant, c’est aussi ce qu’il porte. Regardez, est-ce que les coups d’éclat de l’extrême droite, en 17-18, sont censés nous dégoûter à tout jamais de lutter contre les inégalités ?
— Mais ce n’était pas un mouvement social ! »
La fille qui vient de parler est une radicale de chez radicale, toujours la première à distribuer des tracts.
« Effectivement. Les troubles de mai 17 étaient clairement fachistes, orchestrés par un petit nombre d’organisations politiques. Mais qui appelaient aussi à l’unité populaire.
— Attendez Madame, vous pouvez raconter ce qui s’est passé à ce moment-là ? Ce n’est pas juste la fin de l’Union européenne ?
— Non, ce n’est pas juste la fin de l’Union européenne, parce que rien ne survient en un jour. Les coups de pression de 2017 visaient principalement l’expulsion de celles et ceux qu’on appelait étrangers mais ce sujet-là gangrenait la vie politique depuis des décennies. Et une fois de plus, la gauche n’a pas réagi, ni dans la rue, ni au gouvernement. Elle n’a pas dénoncé le racisme. Elle s’est contenté de la politique de compromis, croyant calmer les esprits avec le référendum sur la sortie de l’Europe, et pour le rétablissement des frontières surtout. Résultat ? Taux d’abstention record. Et majorité écrasante pour la sortie.
— Et création de la Franco !
— Ça, ce n’était pas dans le référendum, c’est venu après.
— Pour remplacer l’Europe ?
— C’est ce que vous rabâche le programme, le prétendu retour au calme par la fusion du Bénélux et de la Romandie sous le drapeau franconien. Le piège fachiste et populiste s’est refermé sur nous… Jusqu’à la réorganisation des Outremers et de l’entente francoloniale.
— Vous parlez de fascisme, d’extrême droite… Mais c’est un peu radical, ce ne sont pas des extrémistes non plus. »
Zoé regarde l’élève qui vient d’intervenir et sent une sorte de malaise l’envahir. Madame Ernaux pourrait bien risquer de gros ennuis. Qualifier la Franco de fasciste, alors qu’elle est prof… N’importe quel élève pourrait la dénoncer à la direction. Mais Madame Ernaux continue à argumenter, sans peur et sans reproche, indomptable et très belle (avec ses longs cheveux en chignon et sa cicatrice au menton) : « Franchement, je ne vois pas comment parler de l’Assimilation autrement. La première grosse campagne, celle qui débuta en 18, forçait déjà les musulmanes et musulmans à abandonner leur religion sous peine d’être déchu·e·s, de devenir des antinationaux. Et les grandes réformes pour la moralisation de la vie datent aussi de ces années-là. Le projet fasciste de la Franco mûrissait depuis des années, dans les structures de l’ancienne république, mais tout s’est déployé en quelques mois.
— Mais Madame, toutes ces mesures, ça concerne surtout les criminels…
— Une criminalité inventée, provoquée par l’idéologie de l’identité nationale. Pour forcer les personnes un peu différentes à entrer dans le rang, à adopter une culture, une religion, un mode de vie, une langue.
— Ah oui, c’est vrai qu’avant, les gens parlaient d’autres langues et voyageaient facilement…
— Oui. À la nuance près que seules les classes les plus aisées voyageaient librement. »
Zoé, toujours muette, absorbe tout. Bulle après bulle, elle enrobe ce qu’elle peut, sent les idées se presser les unes contre les autres à l’intérieur de son corps immobile.
Madame Ernaux poursuit son exposé : « En 27, soit dix ans plus tard, le scénario électoral s’est reproduit. L’opposition d’extrême droite dictait les grandes orientations politiques. Par exemple, prenez le plan pour le plein emploi des nationaux.
— Ils ont mis fin au chômage de masse ! »
La prof sourit d’un air malheureux : « Disons plutôt qu’ils ont multiplié les emplois jetables et encore durci la chasse aux antinationaux. Et vous vous souvenez des contestations ?
— … Non. Mais on était jeunes quand même…
— Et vous avez entendu vos parents en parler ?
— Bah non…
— Exactement, bah non. Parce que la casse sociale et les rafles n’ont rencontré aucune opposition. La semaine qui a suivi le plan pour le plein emploi, la bombe du Trocador a justifié le stade II de l’état d’urgence. Ça a fini de tout verrouiller, au nom de l’antiterrorisme. Et voilà, depuis, on a vu s’enchaîner les mesures antipauvres : suppression des derniers minimas sociaux et du volet public de l’assurance vieillesse, travail obligatoire… Et vous connaissez la dernière grande mesure ? »
La classe est silencieuse.
« Voyons, ça vous le savez, c’était en décembre dernier, quand le Premier Ministre a fait son fameux discours sur l’effort national…
— La suppression des dix jours de congés payés ?
— Oui, exactement. Un acquis du mouvement ouvrier, les congés payés. Ça date d’un siècle exactement.
— Mais cette fois, il y a eu des manifestations !
— Exact. Personne ne s’attendait à ce que la colère se propage si vite. Une vingtaine de représentants syndicaux ont démissionné de leurs organisations respectives pour appeler à la rupture des deux Compromis.
— Et à la grève générale !
— Oui, la grève générale. Les centrales syndicales n’ont pas suivi mais beaucoup de monde est descendu dans la rue spontanément. Enfin ! »
Madame Ernaux bat des mains d’enthousiasme. Zoé n’en revient pas qu’elle fasse remonter son récit jusqu’à aujourd’hui. L’histoire, c’est l’histoire. 2037, c’est le temps présent. Zoé n’avait jamais envisagé que le présent fasse partie de l’histoire. Au lycée, elle se sent comme un électron libre (ou plutôt une électronne libre, car elle aime cette façon dont la prof tord la langue académique pour redonner de la place à chacune). Une électronne libre qui observe l’histoire en train de se faire. Zoé est certaine que Jasmine fait la même chose de son côté, dans son nouveau lycée. Bon sang, pourquoi a-t-elle coupé les ponts ?
« Tu crois qu’on sera amies pour la vie ? »
Elles étaient sur les marches de la gare Sainte Anne, le souvenir est si vif. Jasmine était restée silencieuse alors Zoé avait répété sa question, mais en essayant d’y mettre de la légèreté. Son amie avait pris un air de gravité pensif, avant d’éclater de rire, la tête renversée en arrière : « Ça dépend de nous, non ?
— Je ne sais pas, je me demande si on sera toujours proches comme ça, dans vingt ans, je veux dire. »
Jasmine avait souri en hochant la tête, gentiment : « Mais oui, patate. »
Elle avait enlacé tendrement Zoé et déclaré encore : « La volonté, ça peut tout. Et notre force à nous deux, c’est la volonté. Si on veut vraiment rester amies, je ne vois pas ce qui pourrait nous séparer.
— Bah n’importe quoi. Les études, la maladie de ta mère, une histoire d’amour…
— Une histoire d’amour… »
Jasmine avait répété les mots de Zoé avec une grimace hilare, avant de la serrer plus fort dans ses bras.
« Moi, Zoé, j’ai confiance en toi. J’ai confiance en notre amitié, alors même si on ne le grave pas dans le marbre, avec notre propre sang et du jus de citron, je suis sûre qu’on sera encore amies dans vingt ans. »
Elles auraient dû se faire la promesse. Zoé aurait dû retourner à Beaulieu plus tôt. Elle aurait dû s’excuser le jour même où elles s’étaient disputées.

 

 

À la sortie du cours de Madame Ernaux, Zoé reste seule dans la classe, elle contemple les tours du centre ville dehors et décide de s’envoler avec ses bulles, pour voir les choses par au dessus. Elle survole les immeubles qui se perdent dans la grisaille et observe de plus loin le lycée, désormais coloré par les symboles de la résistance. Puis elle redescend et déambule d’une salle de cours à l’autre, transformées en lieux de réunions, d’organisation, de convergence. Certaines vitres ont été graffitées de l’intérieur pour transformer ces espaces en dortoirs collectifs. Les grandes assemblées se tiennent au gymnase. L’ensemble est fourmillant, désordonné, prenant.
« Tu sais, les poissons en vrai, ça ne crache pas d’bulles. Ça, ce n’est que dans les livres pour enfants. »
Zoé s’arrête, se fourre un doigt dans l’oreille et fait volte face. Devant elle, il y a un garçon. Il est roux, pas très grand. Elle laisse échapper un grincement. Les taches de rousseur du garçon se resserrent sur son nez en signe de rétractation et il enchaîne : « Pour c’que j’en dis, tes bulles c’est marrant, transparent… C’est d’l’imagination bien placée, du fictionnel émotionnel… »
Silence.
Il fait partie des élèves de sa classe. Elle l’a vu aux assemblées.
« Spécule pas sur ma voix. Bavard hagard ego, j’suis dingo, j’floute les mots en quiproquos qui flattent ta parano… »
Parano ? Il se tord les mains, comme si ce mot lui avait échappé et qu’il regrettait un peu.
Qu’est-ce qui lui prend, à ce type ? Zoé se dit que c’est vraiment débile de parler comme ça, surtout pour dire n’importe quoi. Elle le fusille du regard mais il est agile comme un chat et évite la volée de plombs. Alors, elle ouvre la bouche et fait une grosse bulle pour l’enfermer dedans, le faire s’envoler et le coincer au plafond. Il sort une griffe et blop, il l’éclate en une pluie fine. Une goutte acide tombe dans l’œil gauche de Zoé, ce qui pique affreusement.
Un - zéro : le chat a une bonne défense mais il a tort, les perches peuvent faire des bulles. Et en vrai, pour un chat, il fait des rimes vraiment nulles.
Silence.
Allez, un partout : il dit n’importe quoi mais lui, au moins, il voit les bulles.
Il hausse les épaules, faisant onduler sa fourrure orangée.
« Tu fais bien ce que tu veux. »
Dans le couloir, une fille crie que l’assemblée va commencer. Zoé prend la direction du gymnase. Le chat reste planté quelques secondes puis lui emboîte le pas à distance raisonnable. Elle s’arrête et le regarde, partagée entre curiosité et mépris. Elle se demande s’il mange du poisson mais elle est immédiatement rassurée à la vue de son badge « viande = meurtre ». Au bout d’un moment, il lance : « En vrai, je les aime bien tes bulles, j’les trouve pas ridicules.
— En vrai, tu n’as pas à me dire ce que je peux faire ou pas, et j’me contrefiche de ce que tu aimes bien. »
Il fait une drôle de tête, se balance d’une patte sur l’autre, savoure la piqûre critique. Elle rompt le silence :
« Tu t’appelles comment ?
— Vinyl.
— Moi, c’est Zoé. On va être en retard à l’AG. Je t’apprendrai, tu verras que même un chat peut faire des bulles. »

 

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