SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

REVUE DE PRESSE

Blog - FANTASTIQUEER - juin 2022

« Ce n’est pas parce que la situation est sérieusement dramatique qu’on est obligé·es d’être sérieusement… dramatiques. La question de la joie est vraiment cruciale pour tenir ensemble… »

Subtil béton, Entretien avec les Aggloméré·e·s - Blog Fantastiqueer - Publié le 19 juin 2022

Vous pouvez lire l’article original sur le blog de Fantastiqueer … et vous perdre dans l’enthousiasmante masse de ressources proposée sur leur site.

Subtil Béton est un roman de science-fiction particulier à bien des égards. Il a été écrit sur quinze ans, en collectif, en partie lors d’ateliers d’écriture. Nous avons eu la chance de rencontrer deux de ses nombreux·ses auteurices. Merci à elleux d’avoir répondu à nos questions.

Cet entretien a été réalisé le 24 avril 2022 au squat queer, féministe et anti-rasciste La Pigeonne qui a accueilli les Aggloméré·e·s pour un atelier écriture. Pour soutenir La Pigeonne et suivre ses actualités, c’est par ici


" Allez viens, ensemble nous allons faire de la fiction, et l’imaginaire nous n’allons pas juste le recevoir, nous allons aussi le fabriquer."

ENTRETIEN

FQ : Dites-nous tout d’abord, comment est née l’idée de ce livre ?

Renard d’eau : L’idée du livre a émergé après plusieurs années d’ateliers d’écriture. Au début, nous n’avions pas pour but d’écrire un roman. Ni même d’écrire tout court. En fait, nous voulions discuter de nos expériences au sein de nos collectifs de lutte et de vie, nous voulions explorer ces dynamiques de manière féministe, et nous avons lancé des rencontres thématiques sur ces sujets.

Poule des sables : C’était en 2007, et les cercles activistes auxquels nous participions, même s’ils se voulaient autogestionnaires, anti-autoritaires, n’étaient pas toujours faciles à vivre, souvent impressionnants, excluants. Et très masculins. C’est bien sûr propre à beaucoup de milieux militants, et c’était ce que nous vivions. Nous voulions réfléchir à tout ça entre meufs, gouines et trans, car nous retrouver dans cette mixité choisie était un moyen de contrer l’isolement que nous ressentions chacun·e… et de mettre la pression aux types autour. D’une certaine manière, nous espérions les faire flipper ou, en tout cas, les faire réfléchir. Et nous voulions surtout créer des espaces et des moments où nous nous sentirions plus fort·es, plus légitimes ensemble.

Renard d’eau : Les ateliers d’écritures se sont présentés comme un moyen de discuter, de nous mettre au travail. Nous n’en avions jamais fait ensemble et nous ne nous pensions pas du tout comme des personnes qui « écrivaient ». L’une d’entre nous en avait fait l’expérience quelques fois et nous l’a proposé comme un outil, une façon de nous raconter, mais sans envisager une seule minute de diffuser ces récits à l’extérieur du groupe. Nous nous sommes donné rendez-vous pour les ateliers d’écriture, quelques jours tous les quelques mois, et à chaque fois avec un thème qui nous tenait à cœur, nous travaillait : la construction de la confiance en soi dans les collectifs, les vécus d’exclusions, le sentiment de trahison, la recherche de sens…

Poule des sables : Pendant l’une de ces sessions, en 2009, une ville portuaire a été évoquée dans un nos textes, esquissant un univers sombre et captivant. Nous avons décidé de l’explorer en réécrivant dans ce même décor les cinq petits textes que nous avions alors en main. À la lecture, nous nous sommes dit que ça sonnait comme le début d’un roman : quatre personnages avaient surgi et nous avions l’impression qu’iels se connaissaient ou allaient bientôt se rencontrer…

Renard d’eau : Nous avons donc poursuivi les ateliers thématiques, tout en explorant cette ville et ces personnages, avec la sensation de plus en plus prégnante qu’une histoire était en train de se tisser. C’était amusant, intrigant, une nouvelle manière de réfléchir à plusieurs. Jusqu’au moment où nous avons délaissé le travail thématique pour nous consacrer pleinement à ce récit… mais sans encore d’objectif de publication : c’était en 2012 et à ce moment-là, nous avons repris tous les textes pour les associer et dégager des trames narratives. Mais ce que nous avions fabriqué ne fonctionnait pas vraiment, pas pour faire un roman. Il fallait continuer à triturer les mots, prolonger les intrigues, les ramifier, dégager un début et une fin. Et puis travailler davantage les personnages, le décor, le contexte. En 2015, nous avions un début et une fin. Nous avons alors invité de nouvelles contributeurices pour nous aider à encore retravailler, affiner, couper, gagner en cohérence… jusqu’à en faire quelque chose qui commençait à se tenir plus globalement.

Poule des sables : Il ne faut pas oublier que Subtil Béton était avant tout un espace régulier où nourrir nos liens, nos complicités, en partageant nos réalités respectives. Nous nous retrouvions quelques fois par an, pour nous donner des nouvelles et aborder ce qui nous traversait, nous questionnait, nous faisait peur aussi. Pas uniquement dans les fonctionnements collectifs, mais aussi dans le contexte politique du moment, la montée de l’autoritarisme, du racisme, de la répression des luttes sociales auxquelles nous prenions part. C’était nos enjeux d’engagement, de partage, de vie. L’univers du roman s’est déployé pour répondre à ces besoins.

FQ : Justement, pourriez-vous présenter un petit peu l’univers de Subtil Béton ?

Renard d’eau : Subtil Béton, ça se passe dans les années 2040 en Franco, un État un peu plus large que la France, un peu plus autoritaire, tout à fait sur la lancée de ce que nous traversons depuis quelques décennies. Il n’y a plus d’Union Européenne, et le nouveau régime mène une politique nationaliste et « patriote », avec une emprise néocoloniale bien agressive. La Franco promeut l’unité nationale avec une langue unique, les autres langues interdites et une doctrine d’assimilation brutale. Le pays est replié sur lui-même avec une politique protectionniste, de consommation nationale et locale hyper chauvine. C’est un régime extrêmement raciste et capitaliste, avec une promotion du libéralisme national et le détricotage de l’État social. La stigmatisation des personnes considérées comme déviantes est féroce, et crée des « ennemi·es » à coups de matraquage sécuritaire. Les individu·es sont sous surveillance constante, avec un usage massif des technologies pour assurer ce contrôle.

Poule des sables : L’histoire débute dans une ancienne ville portuaire sinistrée, traversée à partir de 2036 par un mouvement social d’ampleur… et brutalement réprimé par le régime. Cette répression va susciter une colère plus grande encore, un soulèvement insurrectionnel de quelques semaines qui va à son tour être écrasé. La plus grande partie de l’intrigue se déroule deux ans plus tard, après la Dispersion, nom donné par le pouvoir franconien à sa politique d’éradication des révolutionnaires.

Renard d’eau : Nous allons suivre plusieurs personnes en prise avec les mêmes questionnements : comment se reconstituer après une telle défaite ? Comment retrouver des forces, fabriquer des solidarités, dans un monde si dur ? Et comment survivre, en vivant seul·e ou en collectif, en clandestinité ou non ? Avec tous les enjeux de choix et de non-choix là-dedans, des moyens de se redonner des perspectives stratégiques, mais aussi des nécessités de la survie.

Poule des sables : Et puis, comment refaire collectif ? Comment reconstituer des liens, à des échelles intimes, amicales, relationnelles, familiales mais aussi plus larges, quand tout est si gravement abîmé ? Comment re-tricoter des perspectives politiques, du désir de changement social, dans un régime plombé, où plus personne n’ose descendre dans la rue pour contester.

Renard d’eau : Comment retrouver de l’espoir, de la joie, de la tendresse, de l’amour dans un tel contexte ? Comment les liens entre humain·es peuvent-ils encore être denses, forts, importants, solides, dans ces moments-là ?

FQ : Est-ce que vous vouliez aussi donner des clés de résistance au lecteur ?

Poule des sables : Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas un manuel, ni une fiche technique : Subtil Béton ne donne pas de réponses toutes faites. Le livre explore l’intimité de nos vies collectives, de nos pratiques engagées, et cherche comment des forces peuvent s’élaborer à partir de là, mais sans se détourner de nos faiblesses, de nos difficultés, et de la complexité de ces situations.

Il n’y a donc pas de « clé » dans le sens « clé en main », qui répondrait définitivement et globalement à ces questions. Nous considérons cette approche comme vraiment féministe dans le sens où elle cherche à embrasser la complexité de nos existences, dans l’idée de composer avec nos propres contradictions, nos doutes, nos tiraillements. Masquer cela, idéaliser le militantisme, c’est du purisme idéologique, et nous, par expérience, nous pensons que ça fait plutôt du mal.

Renard d’eau : C’est-à-dire qu’il y a que des personnes très fort·es et plutôt privilégié·es qui réussissent à tenir des postures d’offensive, et puis tout·e·s les autres qui doivent faire face au quotidien et aux contraintes matérielles d’une façon qui les écarte, ignoré·es, dévalorisé·es, malatraité·es, abîmé·es. Nous proposons de ne pas esquiver ces enjeux, de nous (re)donner de la compréhension et de la tendresse.

Poule des sables : Ce n’est donc pas un programme ou des clés très nettes, mais plutôt un parti pris qui nous semble nécessaire, pour œuvrer au changement social, un changement que nous penserions ensemble, avec plein de gens différents.

Renard d’eau : Dans un monde très largement viriliste, explorer nos peurs, nos craintes, ce qui fait mal, ça peut aussi être réparateur, vecteur de force. Nous essayons d’aborder ces enjeux sans que ce soit plombant ou déprimant, pour pointer où sont les endroits de joie et de force dans ces situations d’adversité. Certain·es lecteurices nous ont renvoyé que Subtil Béton n’était pas vraiment une dystopie ou en tout cas, pas seulement une dystopie, mais aussi la recherche de l’utopie dans la dystopie.

FQ : Vous qui venez plutôt d’un milieu militant avant l’écriture, avez-vous injecté des morceaux de vos vies dans le récit ? Quelle a été votre manière d’écrire ?

Poule des sables : Nous n’avons pas cessé de nous impliquer dans des luttes et nous mettons à écrire : la pratique collective de Subtil Béton est venue soutenir et alimenter nos engagements, jusqu’à aujourd’hui. Nous écrivons en partant de petits récits de nos vies, d’anecdotes, qui sont ensuite transformées, ré-imaginées…

Renard d’eau : Pas vraiment « retravaillées » mais plutôt « utilisées », comme matières pour écrire de nouveaux textes. Les textes passent ensuite de main en main, pour faire à chaque passage émerger de nouvelles versions. La répétition de cet exercice finit par donner des textes que nous avons tout·es traversés, où nous avons chacun·e injecté des bribes de nos expériences, de nos vies ou de nos regards. Certain·es pourront y reconnaître des sensations, des éléments, mais ce n’est pas exactement ça non plus, car la fiction s’en est en emparé en chemin. Alors, oui, il y a de nos vies et non, ce ne sont pas nos vies.

Poule des sables : Je crois qu’il y a quelque chose de l’ordre d’un vécu, d’une authenticité, qui vient toujours soutenir la fiction. Nous avons beaucoup discuté de ce qui pouvait sonner faux, trop stéréotypé, des moyens de complexifier les situations, de les montrer dans leur épaisseur. Cette pratique d’écriture à été une vraie découverte, puisque nous ne l’avions jamais fait avant. Et ça m’a donné la conviction que n’importe qui, fabriquant de la fiction, s’appuie sur sa propre expérience. Les choses ne sortent jamais de nulle part, l’imagination n’est jamais déconnectée des sensations qui t’ont traversée et que tu vas retranscrire pour mieux les décaler, les étirer, les retrouver.

Renard d’eau : Et puis, comme l’objectif initial était de mettre en travail ce qui nous arrivait dans le réel, de toute manière, bien sûr, nous venions brasser nos vies.

Poule des sables : Ce qui est sans doute un peu spécial, par rapport à des écrits plus solitaires, c’est que Subtil Béton a brassé les expériences de dizaines de personnes, agglomérées dans cette histoire. Aucun de ces chapitres n’aurait pu être écrit par un·e seul·e personne. Le roman vient se densifier par le croisement de nos expériences…

FQ : Justement, vous dites que derrière le roman il y a entre 30 et 60 personnes qui ont contribué ? Comment cela fonctionne au juste ?

Renard d’eau : Nous sommes cinq à avoir fait partie du noyau qui s’est retrouvé très régulièrement, sur la durée de ces 15 années. Et puis il y a toutes les autres personnes qui gravitent autour. Celleux qui sont venu·es à un atelier d’écriture, qui ont participé à un ou plusieurs week-ends. Celleux qui nous ont rejoints sur des phases de relecture, une fois la première version du roman réalisée. Et il y a aussi toutes les personnes qui nous ont hébergé·es. Parce qu’en réalité, pour pouvoir écrire, que ce soit seul·e ou en groupe, il faut avoir des espaces et du temps pour s’y consacrer. Que des gens créent et maintiennent des lieux où il est possible de se réunir, c’est aussi ce qui a permis de fabriquer ce livre. Avoir accès à des espaces de travail, c’est concrètement nécessaire à la création, alors ça en fait complètement partie. C’est ça, les 60 personnes, ou même les 80.

Poule des sables  : Il est très rare qu’une personne écrive complètement seul·e. Iel est en général accompagné·e par tout un ensemble de gens, à différentes étapes de la fabrication, et iel a bien sûr besoin de conditions matérielles lui permettant de se consacrer à l’écriture. D’autres lui font souvent à manger, lui lave ses chaussettes… C’est une fois de plus une attention féministe et matérialiste qui nous fait reposer la question des conditions matérielles de production : accéder à un confort suffisant, être assez disponible pour se mettre à écrire sur des temps longs et sans perspective de rémunération, dans ce monde, c’est un privilège, un luxe. C’est pour ça qu’il est si important pour nous de redonner de la valeur à l’ensemble des personnes et des espaces qui nous ont permis ce travail.

Renard d’eau  : Des personnes qui ont « juste » fait un atelier d’écriture ou hébergé le groupe, nous renvoient souvent que ça leur paraît fou d’être associé·es aux auteurices. Mais c’est bien par ces imaginaires et ces moyens collectivisés et par toutes ces contributions que l’histoire a pu émerger… Ce n’est pas anodin, du tout.

FQ : Dans le roman, on constate que les personnages-narrateurices (dont on entend les voix intérieures) sont presque tous des femmes et des personnes trans. Il n’y a qu’un seul homme cisgenre, Vinyl, dont le point de vue arrive tardivement dans le texte. Comment sont né·es ces personnages ?

Poule des sables : Dans cette aventure, nous partions de nos expériences. Les ateliers d’écriture étaient à la base en non-mixité sans hommes cis. Les personnages déployé·es partant de nous, de nos vécus, de nos collectifs, il est donc assez logique qu’ils reflètent cette non-mixité. Et d’ailleurs, très vite, nous l’avons repéré et avons décidé de l’assumer dans le texte : nous voulions écrire une histoire où les personnages centraux nous ressemblent, sans que ça pose plus de questions que ça, ni que ce soit une bizarrerie, mais juste une réalité.

Renard d’eau : Oui, une réalité posée telle quelle, sans avoir à la justifier, à la thématiser. Nous voulions la présenter comme une évidence, quelque chose de banal… C’est bien que tu soulignes l’existence de Vinyl. Vinyl, il est traumatisé par les violences policières, il est détruit par cela et au début de l’histoire, il va très très mal. Dans les premières versions du texte, ce personnage n’existait pas en tant que narrateur, son point de vue propre n’était pas audible. Dans le travail de relecture, on nous l’a très justement reproché : il n’était pas acceptable que ce personnage soit seulement présenté du point de vue des meufs qui le soutenaient et qui, à force, saturaient de cette position de soutien. Il était au final présenté comme un gros boulet et c’était vraiment psychophobe. Nous avons donc développé Vinyl pour lui donner une voix, avec l’aide de la personne qui avait pointé ce problème, et ainsi développé un point de vue neuro-atypique. Il fallait que Vinyl ait la place de dire : « En fait, c’est ça ma vie, c’est ça que je traverse ». C’était important. Ça a ouvert la voie pour d’autres personnages sur ce registre-là.

FQ : À la fin du roman, il y a un historique de votre univers qui commence avec : « 2 avril 2017 – Passage en tête de l’extrême droite au premier tour des élections présidentielles ». Aujourd’hui, nous sommes le 24 avril 2022, c’est le second tour des élections présidentielles, et dans une heure sera révélé qui de Macron ou de Le Pen prendra le pouvoir. Avez-vous peur ?

Poule des sables : La montée de l’extrême droite a été co-construite par l’ensemble des forces politiques de gouvernement depuis des décennies : dans leur jeu de pouvoir et leur compromission avec le capitalisme néolibéral, elles ont fait le jeu de l’extrême droite et du colonialisme persistant, et toujours puissant de la France…

Renard d’eau : Le nationalisme existe et se perpétue depuis des siècles, à travers le colonialisme, à travers une culture française qui se veut supérieure, impérialiste, culturellement dominante, économiquement dominante. Une culture de guerre et de supériorité. Ce n’est pas nouveau.

Poule des sables : Alors, oui, je pourrais dire que j’ai peur, mais j’ai l’impression que ça fait un moment que nous avons peur… Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait avoir moins peur maintenant ! C’est de plus en plus intense, ça se durcit et c’est dramatique. Pour moi, ça alimente aussi de la colère envers tous ces socio-démocrates acquis au capitalisme, qui ont fait ce jeu de l’extrême droite, et de l’autoritarisme, et du racisme…

Renard d’eau : … et du contrôle, et du techno-contrôle, et du capitalisme vert.

Poule des sables : Des lecteurices nous ont dit : « Subtil Béton, c’est la France que nous promet Zemmour ». Mais c’est aussi la France de Macron, de Sarkozy, et de Hollande, et de Chirac, et de tous ceux d’avant. Parce que c’est aussi leurs luttes pour le pouvoir qui fabriquent ces durcissements, ces antagonismes, cette non-considération pour les classes populaires et les enjeux de précarité, cette division, cette essentialisation des nationaux et des étrangers, ce mélange de mépris et de populisme.

Renard d’eau : La notion d’unité nationale, l’idée que l’État et la Nation se fondent sur l’unité nationale…. mais l’unité de quoi ? Subtil Béton ne s’est pas fabriqué pour dire qu’il fallait avoir peur de l’avenir, mais qu’il faut lutter maintenant. Car c’est déjà bien trop grave aujourd’hui, et depuis longtemps.

FQ : Est-ce que c’est aussi donner de l’espoir ? Dans le roman, j’ai l’impression que c’est aussi ça qui transparaît, un certain espoir dans le collectif qui peut avoir de l’impact, malgré toutes les difficultés auxquelles il peut faire face.

Poule des sables : Ce n’est pas parce que la situation est sérieusement dramatique qu’on est obligé·es d’être sérieusement… dramatiques. La question de la joie est vraiment cruciale pour tenir ensemble. Réfléchir à ce que nous pouvons convoquer pour nous donner de la force et du plaisir dans les pires situations, pour nous aider à y survivre, à y faire face ou à les fuir. Y survivre suffisamment en tout cas pour continuer et trouver des points d’appui. C’est aussi se demander comment nous continuons à jouer ensemble, à nous amuser ensemble, à rêver ensemble. Et tout ça n’est pas délié de la recherche de force, pour changer les choses à des échelles collectives.

Renard d’eau : Cette histoire d’ensemble et de force n’est pas seulement un enjeu dans le collectif : il s’agit aussi trouver la force et la joie à une échelle personnelle, et de parvenir à les partager. Parfois, ça passe par une mise à distance du collectif, par des trajectoires plus ou moins solitaires, puis, à d’autres moments, il s’agit de renouer avec des aventures collectives… En tout cas, il s’agit toujours de trouver des moyens de nous en sortir avec nos choix et nos impératifs, de partager les élans et de permettre que l’entraide continue à exister, avec nos voix et nos parcours multiples.

FQ : Est-ce que c’est aussi se réapproprier les imaginaires face à un certain imaginaire capitaliste, standardisé, hétérocentré et imposé comme une norme ?

Renard d’eau : Dans Subtil Béton, nous décrivons une société très fermée, mais dans l’histoire nous n’avons quasiment pas développé de personnages qui obtempéraient, qui subissaient cette situation sans broncher. Nous avons choisi de suivre des personnes en résistance, qui cherchaient à s’y opposer, s’en décaler. Nous abordons finalement assez peu le quotidien tel qu’il doit être pour la majeure partie des habitant·es de la Franco, celleux qui ont une puce en implant profond connectée à leur téléphone, qui sont fiché·es tous les jours en faisant ce qu’iels ont à faire, et qui accepte de le faire, qu’iels triment ou soient des bourgeois dans leur petit confort. Pour s’opposer à l’hégémonie franconnienne, les personnages que nous approchons persistent à fabriquer leur propre monde, à nourrir d’autres imaginaires et d’autres puissances que celles dominantes.

Poule des sables : Ce choix vient sans doute de nos propres expériences : en tenant ensemble des lieux dans lesquels la vie se fait en collectif, nous avons découvert que cela fabriquait des mondes, que cela nous autorisait à exister (un peu) autrement. En nous donnant, par exemple, plus de moyens pour ne pas vivre dans un format de famille nucléaire, pour nous dégager du travail salarié, pour « consommer » moins et faire plus par nous-mêmes. S’extirper de ce qui fait la condition et la réalité la plus commune, pas complètement bien sûr (on n’est jamais complètement en dehors), mais déjà un peu, en ouvrant des espaces, des lieux autogérés, des squats, en posant des graffs ou en occupant son usine pendant trois semaines… Vivre l’occupation de son usine, même quelques jours, c’est déjà vivre une situation de rupture qui conduit à se poser d’autres questions, se ressaisir de sa vie autrement… Ce que ça chamboule en nous ! Ce que ça chamboule de perspectives ! De la même manière, avec les gilets jaunes, pour prendre une situation récente, en se mettant à occuper ces ronds-points, à se retrouver autour du brasero et à discuter des heures et des jours, à poser des questions sur le sens de la vie, sur le rapport au monde… Ce sont des moments où tu te rends compte que tu n’es pas prêt·e à accepter n’importe quoi dans ta vie, où tes désirs, tes besoins, tes idéaux se redéploient… Ce sont des espaces où l’imaginaire se ré-ouvre, de manière extrêmement puissante ! Subtil Béton va à la rencontre de personnes qui tentent cet arrachement, cette résistance et naviguent à vue dans l’imaginaire que cela fait émerger.

Renard d’eau : Tout cela est galvanisant, mais aussi difficile, incertain, fatiguant. La tension reste toujours forte, entre le dedans et le dehors, parce que c’est bien sûr poreux, et qu’il est aussi confortable de revenir à une vie « normale ». Parfois, c’est même la seule option, l’issue nécessaire ou contrainte.

Poule des sables : Et quand tout est verrouillé, au point de ne plus être capables d’imaginer d’issues… comment s’en sortir dans un monde si dur ? Malgré l’impuissance et la panique, quelles puissances convoquer ? Toutes celles possibles, y compris et surtout les imaginaires ! Ré-ouvrir, inventer de nouvelles chimères, de nouveaux totems, de nouvelles inspirations et convoquer les anciennes : mettre côte à côte avec des baleines, des vampires et des déesses…

Renard d’eau : Nous sommes convaincu·es que la fiction peut faire vraiment beaucoup de bien dans la vie et les luttes. Penser le politique, ce n’est pas seulement faire de la théorie, des tracts et des essais, c’est aussi déployer des histoires, des récits de vies, des fictions, des délires, des rêves. L’imaginaire, on peut le recevoir, on peut le lire, on peut l’écouter, on peut le regarder, mais c’est encore autre chose de l’expérimenter et le fabriquer. Et c’est aussi pour ça que nous faisons cette tournée. Nous vivons dans un monde qui nous laisse peu de temps et d’espace pour fabriquer nos propres imaginaires, nos propres rêves. C’est une des choses que j’aime en proposant des ateliers d’écriture plutôt que de seulement présenter le livre, pouvoir dire : « Allez viens, ensemble nous allons faire de la fiction, et l’imaginaire nous n’allons pas juste le recevoir, nous allons aussi le fabriquer. »