Blog - Mondes de poche - novembre 2022
« C’est un roman de lutte(s) sociale(s) très engagé – si CNews ou le Figaro sont vos médias de référence, vous allez grincer des dents, voire pire – raconté à hauteur d’individus. »
Mondes de poche, Littérature de l’Imaginaire... en poche - Chronique réalisée par Jean-Yves - Publiée le 15 novembre 2022.
Vous pouvez lire l’article original sur le site Internet du blog Mondes de poche.
Subtil béton est un pur OVNI littéraire, et à plus d’un titre. Formellement, ce roman est issu d’une écriture très collective – d’où vient le nom « les aggloméré·e·s » – mais aussi individuelle, les parties étant écrites à une main, le tout sur un temps long. En terme de fond, c’est un roman de lutte(s) sociale(s) très engagé – si CNews ou le Figaro sont vos médias de référence, vous allez grincer des dents, voire pire – raconté à hauteur d’individus. J’ai l’impression que la maison d’édition, l’Atalante, avait ce projet très à cœur car c’est la première fois que je lis un roman qui sort en poche moins d’un an après sa version grand format, ce qui me parait témoigner d’une volonté de mise en avant.
Subtil béton questionne un futur malheureusement crédible – je n’ose dire probable – et les luttes intersectionnelles qu’il pourrait provoquer ; c’est aussi – surtout ? – un beau roman d’amour et d’adelphité.
Le collectif de Subtil Béton a été visiblement marqué par les évènements politiques des dernières années, en France et dans le monde. Dans un futur assez proche, l’extrême droite est arrivée au pouvoir puis a déroulé son programme isolationniste et de repli identitaire ; les langues étrangères sont interdites et les populations dont le nom ne sonne pas assez français – Franco dans le roman – doivent en changer, sous peine d’être envoyées dans des camps d’éducation. Les Aggloméré.e.s relèvent aussi les détournements possibles des progrès du numérique ; les habitants sont pucés et donc tracés dans leurs déplacements et leurs interactions, sur fond d’état d’urgence permanent. Ces thèmes ne sont pas neufs dans le genre de la SF en général, et la dystopie, en particulier mais l’alerte est toujours nécessaire ; car si on pouvait encore douter il y a quelques années, l’exemple chinois et sa dictature numérique – et nationaliste – est une démonstration glaçante d’un et si… possible. Certaines procédures appliquées aujourd’hui en France peuvent paraître justifiées, et je suis de ceux qui le pense – mais à conditions d’être encadrées dans un système démocratique, avec ses contre pouvoirs et le respect des libertés fondamentales. Dans Subtil Béton, l’atmosphère rappelle celle du Chili de Pinochet qui aurait à sa disposition les moyens techniques modernes et à venir.
« Hôtels gymnases et stades avaient été réquisitionnés parce que les taules débordaient. Littéralement. Vingt-sept mille arrestations en moins de trois mois à l’échelle de la Franco. Si on se contentait des chiffres officiels. Ça pouvait aussi bien être le double. Et des disparitions niées par la régime mais déjà innombrables. À minima plusieurs centaines. Des camarades que l’on cessait simplement de voir. Du jour au lendemain. Koma et les autres avaient attendu Meg en vain. Meg avec qui Koma avait découvert la lutte et le féminisme. Meg n’était jamais rentrée. Pas de procès. Pas de signalement. Une simple absence. Ses parents ne savaient rien non plus. Un avis de recherche pour la forme. Et puis ça avait le tour de Silas puis de Jojo puis de Candice. Des dizaines de noms égrenés. Des photos brandies en points d’interrogation. Des heures à fixer la porte. »
La Réaction a pour caractéristique de vouloir maintenir un statu quo hérité d’un passé fantasmé, et donc de s’en prendre à celles et ceux qui en sont exclus et qui demandent donc l’abolition des privilèges. Aussi, dans Subtil béton, les personnages représentent essentiellement les victimes et parias du système : immigrés – ou perçus en tant que tel, tant l’ambiguïté est volontairement maintenu par une certaine classe politique -, minorités sexuelles et femmes qui, même si elles sont pas minoritaires, sont toujours discriminées ; le tout au service du capitalisme. Le combat est donc intersectionnel. Le roman évoque les méthodes de luttes et les débats qu’elles suscitent, et notamment les questions de la violence légitime, du rôle des symboles et mêmes l’objectif concret que l’on vise. Mais dans ce cas, l’histoire se construit après un grand mouvent social et insurrectionnel qui a échoué, car réprimé sévèrement. Comment reconstruire une lutte après ceci, entre peur, résignation des militants et adhésion – servitude – plus ou moins volontaire au régime ? En lisant, on sent les nombreuses heures, journées, voire davantage, que le collectif a passé au sein d’assemblée générales, réunions ou encore piquets de grève. Au fil des pages, un projet se forme, une nouvelle méthode de lutte, un nouvel objectif.
« – C’est sûr que c’est triste. Mais qu’est-ce qu’on y peut ? Ce n’est pas un complot non plus, on est juste devenu.es feignant.es.
– C’est bien ça, le problème. Parce qu’en face, ils n’ont pas la flemme du tout. Ils ont un programme politique. Et un programme, ça se combat. Ils ont fermé les cours de la langue il y a près de vingt ans. Cessé de publier des dictionnaires bilingues. Ils ont associé le fait de parler plusieurs langues à la suspicion de terrorisme… »
Le roman se concentre uniquement sur le point de vue des militants, leur manière de (sur)vivre et les débats qui les traversent, voire les opposent. Ici, point d’héroïnes ou héros, mais plutôt le quotidien de celles et ceux qui ont été exclus du système, ou même sont pourchassés par celui-ci. Tout le monde a ses propres compétences, ses objectifs, ses convictions et parfois des choses à perdre : résister quand on a une famille à charge ou un travail implique un enjeu supplémentaire. Pour les Aggloméré·e·s, c’est la solidarité, et même l’amour qui permet de tenir et de trouver la force nécessaire. Communautés et petits groupes semblent être la base de toute action, corps intermédiaires et États étant renvoyés dos à dos. Même si je ne partage pas totalement l’idée qui traverse le roman, qui affirme que les victimes de discriminations peuvent s’unir et que la très grande échelle (comprendre un petit espace) est la matrice des initiatives, l’enthousiasme et l’optimisme qui irriguent le roman rassurent un peu le cynique qui sommeille en moi.
Subtil béton est un roman déroutant mais qui touchera les lectrices et lecteurs qui s’inquiètent d’une certaine évolution du monde, entre égoïsme et tous contre tous. Surtout, il réussit l’exploit de ne pas jamais être pessimiste et montre que la défaite n’est jamais inéluctable.
Vous aimerez si vous aimez les récits de luttes sociales et politiques.
Les +
- Une grande justesse
- Un exercice d’écriture intéressant
- Un point de départ original, sans compromis
- Le titre et la couverture, qui font vibrer mon cœur de géographe
Les –
- Une hésitation entre roman et documentaire
- Parfois un peu décousu
Retours choisis sur la Blogosphère : Yujine évoque quelques défauts mais surtout « une richesse folle » ; Le nocher évoque le réalisme et la crédibilité du récit.