SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

LES AGGLOMÉRÉ·E·S

Subtil Béton par Subtil Béton - Postface

Récit d’une fabrication. Quand cette histoire débute-t-elle ? Probablement en juillet 2007, dans un hangar…

… collectif approprié par la lutte, bien loin de la côte atlantique. À cette époque, nous nous croisons déjà depuis plusieurs années, nous partageons des morceaux d’amitié et d’analyse politique, au hasard de nos retrouvailles. Les germes de Subtil Béton sont probablement là, mais pas le moindre petit début d’une idée de roman. Impensable.

 

 

Alors, pourquoi 2007 ? Parce que… le soleil de l’été, quelques parpaings derrière une grande halle, trois potes en confidences, une occasion. Nous papotons. Cet endroit est vraiment super, mais être une fille, une femme, une meuf ici, c’est franchement dur. Être très souvent minoritaire, et même tout à fait seule au milieu de ces garçons cis (comme l’explique Zoé : « des gars dont on a décrété qu’ils étaient des garçons à la naissance, qui ont grandi en tant que garçons, qui ont une construction sociale de garçon et vivent en tant qu’hommes, sans se poser de questions quoi, comme si c’était naturel »). Bref, nous nous sentons isolées dans ce lieu immense et fascinant, avec un sentiment d’incompétence lancinant. Celles qui s’y installent ont tendance à y rester seulement quelques mois, tout au plus un an ou deux… avant de laisser la place à une « nouvelle », qui arrive souvent par le biais d’une relation intime avec l’un des garçons du lieu. Et le cycle se répète ainsi depuis plusieurs années. Nous-mêmes, après y avoir habité ou imaginé le faire, y avons renoncé. Nous hésitons même parfois à nous y rendre, fuyant la dureté de l’ambiance, cette pression à gagner une place, à faire nos preuves.
Sur ces parpaings de juillet, nous vient alors le désir de nous y accrocher, de nous y retrouver régulièrement. Car, malgré tout, nous aimons cette vieille usine pourrie. Elle compte dans notre politisation, nos imaginaires, nos expériences. C’est un lieu squatté puis conventionné, riche d’activisme, de chantiers collectifs, de rencontres inspirantes. Un carrefour de réseaux militants.
Comment nous aider chacune à y revenir ? Comment prendre soin de nous sans déserter ? Et entretenir des liens avec celles qui s’y organisent ? Y renforcer une présence féministe ? Nous habitons à des centaines de kilomètres les unes des autres, nous avons chacune des vies collectives bien remplies… Une idée audacieuse surgit : inviter toutes celles qui ont vécu dans ce lieu pour faire le bilan, mettre en mots ce qui semble se répéter.

 

Nous commençons à les compter sur nos mains et n’avons pas assez de doigts, tant elles sont nombreuses. Et nous prenons peur, peur que ça ne déclenche une crise trop énorme, parce que c’est une vraie bombe, cette histoire. Une histoire hétérosexiste d’isolement, de violences, d’exclusions à répétition. Si classique dans un milieu se revendiquant anti-autoritaire… Peut-être devrions-nous dompter cette peur, voir ce que ça donne ? Mais nous ne sommes pas si intrépides. Sans doute parce que nous ne sommes pas bien grandes et que nous n’habitons pas sur place. Nous optons donc pour une approche plus souterraine : des week-ends réguliers, dans une chambre ou la bibliothèque collective, en laissant les gars cis de l’autre côté de la porte. Notre intention se précise : leur annoncer que nous nous retrouverons en non-mixité meufs/gouines/trans, « pour réfléchir à ce qui coince dans les dynamiques collectives, d’un point de vue féministe ».
À vrai dire, nous ne nous connaissons pas beaucoup, pas encore. Lors du premier rendez-vous, nous nous racontons nos vies à travers une question : « Comment ai-je (ou pas) rencontré le féminisme dans ma vie ? » Une discussion filée qui dure deux jours. Et toutes les dix minutes, un sursaut, un enthousiasme : « Ah, il faudrait absolument avoir une discussion plus poussée sur ça. » Des sujets articulant individu·e·s et collectifs : l’engagement, la culpabilité, la construction de la confiance en soi, le sentiment de trahison, l’exclusion, les gestes puissants, le communisme, la recherche de sens… Autant de questions que nous égrainerons une à une lors de nos futures rencontres.
Un thème, une plongée de quelques jours dans une bulle chaleureuse. Dès le deuxième rendez-vous, nous tripatouillons l’écriture, déroulons des phrases sur des bouts de papier, utilisons des petits jeux simples. Nous n’avons pas l’habitude de manier les mots de cette manière. Mais l’une a expérimenté les outils du théâtre forum, lors de séances d’autodéfense féministe. Une autre, les groupes de parole. La troisième, un atelier d’écriture. Ces outils de l’éducation populaire, notre culture punk et diy (le do it yourself, fais-le toi-même) nous soufflent qu’il est toujours possible de s’approprier des méthodes pour stimuler la réflexion à plusieurs et s’autonomiser. Une alternance de moments d’écriture et de longues discussions. Des partages d’intimité et de politique… Les ateliers s’enchaînent, pour écrire sans attente ni exigence. Aucun objectif de publication, simplement une autre façon d’être ensemble.
Nous avons besoin d’un nom pour faire groupe, et il émerge d’une balade-discussion le long d’un canal, dans le quartier industriel d’à côté. Nous parlons alors de la lourdeur des ambiances collectives en nous félicitant (pour nous rassurer) de la grande subtilité de nos approches féministes. La capacité à démêler la complexité du réel sans se perdre… et parfois foncer dans le tas. Des silos surgissent alors devant nous, Dijon Béton. Nous devenons Subtil Béton, à la frontière de nos discussions, d’une enseigne jaune délavé et de ce lieu au ciment fatigué. Peut-être ce collectif ne publiera-t-il jamais rien, mais nous avons un nom. A minima, nous pourrons propager la légende selon laquelle, pendant notre trépidante vie de squatteuses, nous avons monté un groupe de punk-rock…

 

 

Chaque session s’ouvre par un moment de retrouvailles où nous racontons, tour à tour, notre vie des mois précédents. Ensuite seulement nous commençons l’écriture : un thème malaxé pendant les trois jours suivants. Et deux ou trois mois plus tard, une nouvelle rencontre, un nouveau thème. Nous expérimentons des jeux d’écriture et, progressivement, peaufinons une méthode qui devient notre marque de fabrique : chacun·e écrit un premier jet, en moins de dix minutes et sous forme d’anecdote, très concrète, visuelle, comme une scène de film. Ensuite, nous échangeons nos feuilles pour fabriquer un second texte, en nous appuyant sur celui que nous venons de recevoir. Puis nous faisons à nouveau tourner et nous réécrivons, encore et encore et encore. Dans les premiers jets, nous décrivons des moments vécus, des protagonistes et des décors connus. Subrepticement, le passage par d’autres mains fictionne le récit, met à distance les émotions tout en les enrichissant, propose critiques ou secours à la situation. Cet exercice devient une étrange manière d’agglomérer nos expériences pour nous guider vers une écriture plus complexe, plus critique, plus poétique. Plus fantastique. Et dans le même élan, l’écrit cesse de se vouloir authentique, intouchable, au prétexte qu’il serait question d’intimité, de personnel ou de don créatif.
Nous ne nous lassons pas de cet exercice de réécriture à plusieurs mains. Il nous donne confiance, nous rend joyeuses et curieuses, plus fortes, avec l’envie de prendre soin mais aussi d’en découdre. Nous appelons ça de l’autodéfense intellectuelle. Nous y invitons les meufs, gouines et trans habitant·e·s ou habitué·e·s de ce lieu à nous rejoindre, le temps d’une demi-journée ou d’un week-end entier.

 

 

L’idée d’écrire un roman émerge après deux années. Un jour, l’une de nos invité·e·s dépeint un paysage qui nous plaît particulièrement. Brossé en quelques lignes, c’est à la fois dense et intrigant, des images de port post-industriel, une ville sinistrée, une gare immense et froide. Des poissons. La lecture nous donne envie d’explorer plus loin ce paysage : « Tiens, et si nous réécrivions les cinq textes que nous venons de fabriquer, en les immergeant dans cet incroyable décor ? » Quatre figures à peine esquissées traversent alors le même univers. Et lorsque nous partageons ces nouvelles versions, une évidence : ces personnes se connaissent, elles ont des liens les unes avec les autres, il nous faut poursuivre leur histoire ! Elles n’ont pas encore de nom et des physiques approximatifs. Elles sont en train d’apparaître : Onik, Koma, Faz et celle qui deviendra Zoé.
Pendant plusieurs années, nous poursuivons les plongées thématiques, tout en cherchant à raccorder nos textes à telle ou tel personnage. Nous amoncelons des dizaines de petits récits. Une foultitude de situations, un carton qui grossit sans objectif. Nous fouillons dans la pile de textes plus anciens, et réécrivons une énième fois telle ou telle scène, en l’imbriquant au cheminement d’un personnage. Prises à notre propre jeu, nous abandonnons le travail par thème, et la règle de nous réunir toujours dans le même lieu. Les récits se teintent des ambiances des maisonnées qui nous accueillent, de nouvelles personnalités émergent : Pedro, Mariana, Sterne et Dudu. Nous nous concentrons sur la nécessité de rendre l’ensemble plus cohérent, de dessiner le plan des maisons où se déroule l’action, d’étayer le contexte politico-historique, d’affûter les caractères et les destinées de chacun·e. Navigation en univers fictionnel. À ce moment-là, nous sommes cinq à porter Subtil Béton, et une lettre avec beaucoup de paillettes nous informe qu’un membre de ce petit groupe prend le large.

 

 

Subtil Béton est le lieu de nos décharges émotionnelles et politiques. Nous y déployons des peurs et des fantasmes difficiles à nommer dans le réel. La première décennie des années 2000 marque un tournant répressif et militaire après le 11 septembre 2001, avec l’extrême droite au deuxième tour des présidentielles en France, l’arrivée de Sarkozy au pouvoir, la diabolisation des « anarcho-autonomes » et l’antiterrorisme comme nouveau curseur des politiques sécuritaires. Nous nous plongeons dans l’histoire des années de plomb dans l’Italie des années 70. Nous nous racontons nos politisations fin 90, début 2000, avec le mouvement zapatiste et les revendications des Chômeurs Heureux, les mouvements antinucléaires, les contre-sommets et les manifs anti-CPE… Et nous thématisons la répression, les dominations croisées, l’imbrication du patriarcat, du colonialisme, du racisme d’État et de l’exploitation. Nous imaginons la vague protectionniste, le populisme, l’état d’urgence, la prison, les assassinats, la résistance.
Tout ça… c’est avant le smartphone, avant l’élection de Trump, Bolsonaro, Orban et Salvini. Avant l’état d’urgence en France. Avant la proposition de déchéance de nationalité. Avant le passeport sanitaire. Avant les gilets jaunes et le Brexit. Avant les occupations de places à Istanbul, Barcelone, Kiev ou au Caire. Avant la guerre en Syrie. Ces nouvelles tombent après que nous ayons commencé à coucher sur le papier des histoires tellement similaires. Nos inventions ne sont que la poursuite d’une histoire déjà en route, et qui marche plus vite que notre imagination. Expérience sans doute commune à tout·e·s celleux qui échafaudent des récits d’anticipation… Il nous faut donc nous ressaisir, renforcer la dystopie, ne pas nous laisser abattre par cette histoire qui nous rattrape, si logiquement. Notre question devient celle de la survie collective : comment se reconstituer après l’écrasement, après une répression massive, après la Dispersion ? Comment se remettre à vivre, comment trouver une force collective quand tout va mal, comment militer ? Comment ne pas nous laisser démonter, sans pour autant nier nos faiblesses ni nos blessures ? Comment cesser de séparer la vie et la lutte, et, finalement, nourrir une culture non-viriliste de l’engagement ?
Nous pétrissons ce monde catastrophique. Nous nous faisons rattraper par le changement climatique et la fermeture des frontières. Nous nous demandons comment garder de l’humour et de joyeuses résolutions, quand tout est soi-disant foutu. Nous cherchons à tordre le cou aux univers post-apocalyptiques en mettant de l’optimisme dans la merde, nous abreuvant de l’énergie incroyable d’un collectif d’écriture camarade, les Ateliers de l’Antémonde, qui publie Bâtir aussi. Nous nous arrachons les cheveux à envisager un univers technologique ultrasécuritaire qui soit réaliste, tout en comportant assez de failles pour que nos personnages en réchappent.

 

 

Nouvelle étape : structurer le récit. Ça se passe entre nous, sans ateliers d’écriture ouverts. Nous changeons de rythme, en espaçant nos rencontres de six mois, parfois plus, et en les étirant sur une à deux semaines, pour tenter d’embrasser la masse de texte qui s’accumule. Nous scrutons nos romans préférés, les arcs narratifs de séries télé, des scènes d’action et des dialogues trépidants. Nous fouillons une littérature féministe, capable de rendre captivante la banalité du quotidien, et cherchons comment articuler des centaines de pages de monologues intérieurs dans une histoire à rebondissements.
Un jour, nous nous lançons dans la fabrication d’une immense frise représentant la ligne du temps. Nous y plaçons chaque épisode ainsi que nos personnages principaux et secondaires, leur date de naissance et de rencontre, les événements de leur vie, mêlés à une chronologie politique. Nous déroulons une bobine de laine rouge, passant d’un post-it à l’autre, pour arrêter l’ordre des chapitres, traquer les vides, les questions en suspens, les incohérences. Ce grand schéma d’un mètre sur un, dix fois plié, déplié, raturé, ressemble à un plan d’action pour préparer le braquage d’une banque. Nous nous immergeons plus avant dans le film d’action, partageons notre passion grandissante pour la science-fiction, mais aussi notre critique des figures héroïques. Nous sommes captivées par cette ville sans nom qui s’épaissit. Par quel boulevard passe donc la manifestation ? Quelle distance entre l’ancien et le nouveau quartier de Zoé ? Et quel trajet pour se rendre à la maison du bout du monde ?
Une autre camarade d’aventure nous annonce, un jour, son départ pour d’autres péripéties, à un millier de kilomètres. Nous poursuivons à trois, absorbées par les textes, la chronologie et la carte… au un vingt-cinq-millième et au stylo-feutre. Un monde entier se solidifie. Tout s’imbrique et une première version du roman est ficelée, entre nos mains moites d’émotion, en décembre 2015.

 

 

Il est temps de solliciter les ami·e·s pour plusieurs vagues de relecture. D’abord des critiques politiques d’ensemble, puis des regards sur la cohérence des lieux, des personnages, des intrigues. Et enfin une relecture sur le rythme et le sens de l’histoire, avant de corriger l’orthographe, la grammaire et autres obscures subtilités liées à la réforme franconienne du langage… et à notre enthousiasme à démasculiniser les textes, de différentes façons.
Mettre un point final à cette histoire ? La carte qui s’étend pixel par pixel nous donne d’autres idées de dessins. Nous cherchons comment reproduire l’exercice d’écriture collective en fabriquant des images d’illustration et de titrage. Nous rêvons aussi de réaliser nous-mêmes l’adaptation radiophonique du roman, une tournée d’ateliers, d’autres écritures. Bref, tout en espérant finir, nous imaginons déjà la suite.
Cinq années sont nécessaires pour les relectures et réécritures, avant de présenter le texte à des maisons d’édition, et que l’une d’elles, L’Atalante, nous propose de peaufiner encore. Chaque page a été réécrite cinquante ou soixante fois, écrémée, mâchée, digérée et liée à la sauce subtil béton.

 

 

Rire à nos propres blagues, accepter de couper certains épisodes qui nous accompagnaient depuis une décennie, vouloir conclure mais retoucher tout de même, avec la sensation que ça valait le coup, que le texte s’est encore amélioré. Subtil Béton nous a ainsi accompagné·e·s de 2007 à 2022, quinze années ! Ce fut un lieu de repli, de repos, de ressources. Nous y sommes allées comme en vacances. Avant d’y être, nous avions parfois des doutes, trouvions étrange de nous arracher aux urgences du quotidien pour écrire des histoires. Mais une fois ensemble, nous nous relâchions. Nous nous échappions pour mieux nous reconstituer et ne pas nous laisser démonter. Nous avons appris à voyager dans les imaginaires, à trouver de l’énergie dans des paysages fantastiques, vaguement louches ou trompeurs, mais aussi galvanisants. La découverte du pouvoir de la fiction… Puisse-t-elle vous porter aussi, à dos de géantes ou de calamars, de voiture cabossées ou sur vos petits pieds.

 

2021
Les Aggloméré·e·s

 

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