SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

REVUE DE PRESSE

Blog - FANTASTINET - novembre 2022

« C’est maintenant qu’il faut lutter, non pas pour empêcher que les choses se dégradent, mais bien pour qu’elles s’améliorent ! Pas besoin d’attendre que notre monde ressemble à la société de la Franco dépeinte dans Subtil béton car, dans un certain sens, la Franco existe en ce moment même. »

Entretien avec les Aggloméré·e·s - Fantastinet, L’actualité des littératures de l’imaginaire – Publié le 21 novembre 2022

Vous pouvez lire l’article original directement sur le site de Fantastinet.

Entretien avec les Aggloméré·e·s

Interview réalisé par Allan

Le collectif les Aggloméré·e·s ont signé avec Subtil béton une anticipation engagée publiée aux Éditions de l’Atalante, sur fond d’une France devenue Franco et autoritaire. La révolte qui aurait pu avoir lieu a été matée. Le récit ne nous offre pas une vision très optimiste pour notre état et aborde des problématiques bien contemporaines.

Une partie du collectif était présente aux Utopiales, et j’ai pu échangé quelques questions… L’occasion de voir que l’engagement militant est au cœur de la vie des Aggloméré·e·s qui abordent avec beaucoup de conviction leurs combats, leur vision sur une société déséquilibrée mais aussi sur le rôle de l’écriture et de l’anticipation.

Un échange au travers duquel j’ai pu ressentir toute la passion et la conviction des représentant·e·s du collectif !

Bonjour les Aggloméré·e·s ! Est-ce que vous faites partie du collectif qui est à l’origine du roman Subtil Béton ou bien êtes-vous arrivé·e·s un peu plus tard dans l’exercice ? Et au-delà de ce roman, que faites-vous au sein des Aggloméré·e·s ?

Nous faisons tout·e·s les deux partie du collectif depuis ses débuts, c’est à dire depuis 2007. À l’époque, nous n’avions pas pour objectif d’écrire, et encore moins de publier un roman. Nous étions un groupe de féministes qui cherchions les moyens de nous renforcer en réfléchissant à ce qui fonctionnait plus ou moins mal, en termes relationnels et d’organisation, dans nos cercles militants anti-autoritaires et anti-capitalistes. Notre groupe s’appelait « Subtil béton », comme le titre du futur roman… dont nous n’imaginions pas encore l’existence. Ce récit a seulement émergé après des années d’ateliers d’écriture, qui visaient simplement à alimenter nos réflexions. Des textes se sont accumulés, rencontre après rencontre, jusqu’à ce que surgisse, presque subrepticement, une histoire qui nous a passionné·e·s… au point de finir par la partager. Au moment de la publier, il était évident que le nom de notre groupe était également celui du livre, mais nous nous sommes dit que « Subtil béton par Subtil béton », ça ne sonnait pas tout à fait bien. Alors nous nous sommes renommé·e·s « les Aggloméré·e·s », comme un moyen de figurer l’ensemble des personnes qui avaient contribué à cette fabrication, soit près de quatre-vingt, avec des rôles très différents les un·e·s des autres. Le noyau dur du collectif a été, selon les moments, composé de trois à cinq personnes, dont nous deux. Au fil des huit premières années, une trentaine d’autres ont pris part aux ateliers d’écriture, parfois pour une seule session, parfois pour quelques-unes. Et une autre trentaine a participé les années suivantes à des phases de correction, d’affinage et d’édition. Ensuite, nous comptons encore toutes les personnes qui ont contribué à Subtil béton en assurant les conditions matérielles nécessaires à sa fabrication : tenir les lieux dans lesquels nous nous sommes réuni·e·s pour écrire à plusieurs, mais aussi faire tourner nos propres espaces de vie, pour que nous puissions partir et que le reste continue à fonctionner. Le collectif de base a donc toujours été constitué de trois à cinq membres, mais pour nous, les Aggloméré·e·s c’est aussi l’ensemble des personnes qui ont participé concrètement, de manière matérielle et artisanale, à ce que ce livre existe. Beaucoup d’entre elleux pourraient considérer qu’iels ont fait très peu, mais rien n’aurait existé sans ces multiples apports.

On plonge dans une anticipation proche, quinze ans dans notre futur, et il en a fallu quinze pour l’écrire. Finalement, j’ai presque l’impression que votre fiction est malheureusement rattrapée par la réalité.

Pas sur tous les plans, heureusement ! Mais effectivement, l’anticipation est un exercice qui nous pousse à regarder l’état de notre monde et à nous demander comment ça pourrait tourner, dans pas si longtemps. Mais encore une fois, il nous faut insister sur le fait qu’à la base, nous n’avions pas prévu d’écrire un roman, ni même de faire de l’anticipation. Nous partions de nos vies, de nos vécus. La fiction nous a aidé·e·s à partager nos situations, nos angoisses, nos doutes, tout ce qui nous traversait, de manière un peu plus distancée. Et l’anticipation, dans sa forme dystopique, est apparue comme une bonne façon de faire loupe sur tout ça, tout en nous en protégeant : entrer un univers légèrement pire, effrayant… et pas tout à fait réel. Cela nous a permis d’aller fouiller du côté de nos peurs plus ou moins avouables, difficiles à manier en tous cas, peurs d’une société de plus en plus fascisante, autoritaire, réactionnaire. Ça nous a lancé·e·s sur un registre intime, émotionnel, imaginaire, mais de façon douce, en prenant soin de nos vulnérabilités. C’était des moments importants en soi, pour faire la jonction entre nos conceptions personnelles et nos tentatives collectives, sans chercher à en faire des récits que d’autres pourraient lire. Et puis voilà, une pratique a émergé, la fabrication d’une histoire qui nous a tenu·e·s en haleine, une sorte de jeu qui nous a donné envie d’élaborer plus avant, et de finir par publier quelque chose.

Il faut aussi préciser qu’à nos yeux, la dystopie et l’anticipation politique dystopique restent des outils politiques vraiment difficiles à manier, et même assez problématiques : agiter une sorte d’épouvantail qui chercherait à dire « Bouh ! Regardez la société affreuse qui nous attend dans le futur, si nous n’y prenons pas garde ! », cela ne nous parle pas. Les choses, sont déjà tout à fait dramatiques maintenant. Et c’est donc maintenant qu’il faut lutter, non pas pour empêcher que les choses se dégradent, mais bien pour qu’elles s’améliorent ! Pas besoin d’attendre que notre monde ressemble à la société de la Franco dépeinte dans Subtil béton car, dans un certain sens, la Franco existe en ce moment même. Les logiques racistes à l’œuvre actuellement sont les mêmes que celles décrites dans le roman. Évidemment, du réel à la fiction, les choses se passent différemment, mais ce sont les mêmes mécaniques sociales, le même impérialisme, la même suprématie blanche. Le racisme qui s’exprime en France aujourd’hui découle du même terreau nationaliste et patriotique. Avec le même esprit conservateur, protectionniste, chauvin, mais aussi les mêmes industries de contrôle de masse, qui s’appuient et œuvrent au consentement à être contrôlé·e·s et surveillé·e·s au quotidien, au nom du besoin de « sécurité ». Avec les mêmes politiques de stigmatisation des pauvres et de leur mise en compétition, qui nourrissent incompréhensions et jalousies, plutôt que de nous inciter à nous unir contre les puissant·e·s. Il n’y a pas besoin de forcer le trait pour voir que ces politiques d’acceptabilité et de haine soutiennent ce que nos sociétés portent en elles de plus raciste, de plus sécuritaire.

Ensuite, se faire rattraper par le réel fait intrinsèquement partie de l’exercice de l’anticipation. Partir du présent et extrapoler sur ce qui pourrait se passer, fait forcément émerger des hypothèses en résonance avec la réalité. On part de ce qu’on connaît et on pousse un tout petit peu. Certaines hypothèses se confirment avec le temps et d’autres non, ou sur des trajectoires sensiblement divergentes. Pour autant, chaque fois que nous voyons notre présent rattraper des bribes de cet hypothétique futur, ça reste douloureux : dépeindre un avenir sombre était sans doute une tentative de le conjurer, d’espérer qu’il ne se confirmerait pas. Et voir les choses avancer dans ce sens-là, parfois même plus vite que dans la fiction, c’est rageant. Par exemple, dans notre processus d’écriture, vers 2009 ou 2010, nous avions imaginé qu’en 2036, le régime finirait par imposer un état d’urgence permanent, institutionnaliserait l’État d’exception. Alors quand, en 2015, dans le réel, il y a eu cet état d’urgence de longue durée instauré en France, avec quinze ans d’avance… ça a été difficile à encaisser. Et nous nous sommes dit qu’il fallait bouger les choses dans la fiction, durcir le trait en réaction à cette nouvelle situation. Nous avions bien vu venir cette histoire-là, avec le resserrement sécuritaire et autoritaire depuis la fin des années 90, mais que cela arrive si fort, si vite, c’était assommant.
Et c’est la même chose sur l’institutionnalisation du racisme, avec les lois assimilationnistes qui passent en France depuis des années, comme par exemple avec l’interdiction du foulard musulman, ou les polémiques sur les maillots de bains couvrants, bref, toutes ces lois et règlements qui interdisent à des femmes des tenues vestimentaires. Un État qui se dit républicain et démocrate, dicte à des femmes ce qu’elle peuvent porter ou non. En faisant cela, les autorités stigmatisent une population sur des critères religieux et, (plus ou moins) incidemment sur des critères raciaux. Ça institutionnalise le racisme et appuie ce qu’une majorité des gens va accepter sans broncher, sans même se dire qu’il y a un problème. Une tel niveau de racisme institutionnel, nous n’imaginions pas que ça se déploierait si vite.

On le voit très marqué dans le roman et on le constate aussi au niveau de la réalité : il y a un vrai durcissement dans le rejet de l’autre. L’autre est celui qui ne rentre pas dans une « norme d’État », que ce soit avec notamment aux États-Unis avec le recul des droits des femmes, ou en Italie aussi, avec la situation politique qui se durcit… le collectif avait-il toutes ces questions en ligne de mire en écrivant ?

Bien sûr. Mais aussi, et c’est important d’insister là-dessus, nous ne voulons pas que l’élection de Trump aux États-Unis, ou de Meloni en Italie, etc. fassent écran à ce qui est à l’œuvre ici, de façon bien plus transversale. Autrement dit, on ne peut pas se contenter de clamer que « Le fascisme est à nos portes », si cela sous-entend qu’il ne serait donc « pas vraiment, ou pas encore, chez nous ». Les structures du fascisme, ou, en tout cas, de la fascisation des mentalités, sont également ici, en nous, autour de nous. Elles ne sont pas juste de l’autre côté d’une frontière, chez les « autres ». Une fois de plus, nous ne voulons pas traiter cette question de la montée du fascisme seulement comme une menace. Le socle de tout cela existe dans les structures de nos États, dans le colonialisme, l’impérialisme et le patriotisme qui sont portés depuis plusieurs siècles par les régimes qui nous gouvernent, qui participent à la construction de notre pensée collective, de nos imaginaires, de nos valeurs, depuis des générations. Et quand certain·e·s agitent des figures d’extrême-droite en épouvantails (attention, nous ne voulons pas du tout minimiser la nocivité des idées et des actions d’extrême-droite), mais quand des personnalités politiques s’indignent contre l’extrême-droite, elles oublient bien trop facilement que c’est aussi la politique institutionnelle soi-disant centriste, néo-libérale et réactionnaire à la fois, de gauche comme de droite, qui construit, décennie après décennie, par calcul politique, populisme et complaisance, les conditions d’émergence des pensées fascisantes. Nombreux·se·s sont celleux qui attisent les antagonismes, dans des visées aussi bien électoralistes que mercantiles. La concentration industrielle mise en œuvre par Bolloré en est un exemple emblématique. Ces mécaniques produisent et s’appuient sur l’appauvrissement croissante du plus grand nombre, et accentuent les logiques de haine et d’autoritarisme… Comment passer à côté du fait que la France est un pays impérialiste et colonial ? Un pays qui se présente comme exceptionnel intellectuellement, culturellement, qui va diffuser sa langue et ses valeurs avec la francophonie ? L’État français est complètement sclérosé, coincé dans ces mécaniques-là. Cette manière de persister à se considérer comme supérieur, qui trouve ses sources dans les croisades chrétiennes, dans le commerce triangulaire et l’esclavage, dans les politiques coloniales des siècles passés qui perdurent jusqu’à nos jours. Il y a bien sûr la poursuite de politiques néocoloniales, sur le continent africain et ailleurs, mais également dans la politique intérieure, avec par exemple avec cette histoire d’unité nationale et d’identité nationale. Penser l’unité nationale, qu’est-ce que ça veut dire ? D’après nous, derrière ce mot, l’État cherche à solidifier un projet d’uniformisation nationale. Et si, pour appartenir à cette société, il faut se ressembler, avoir la même culture, la même religion ou la même laïcité, la même langue… C’est vraiment grave. Il suffit de d’examiner les questions posées aux personnes qui demandent la naturalisation française pour réaliser à quel point la « France » se veut uniforme et chercher à intégrer des gens qui lui ressemblent. Cette unité nationale, est une unité politique, culturelle, qui mène à un projet de normalisation, forcément et abominablement raciste.

Le roman est aussi une histoire de résistance. Il y a d’abord une résistance matée violemment et, dans la continuité de cette répression, un ensemble de résistances, de désaccords sur la façon de résister. Est ce qu’on doit tuer le système ou le faire évoluer de l’intérieur ? Est ce qu’on doit réagir de façon frontale ? Reprendre les armes ?…Avez-vous ces débats-là au sein de votre collectif ?

Ces questionnements traversent sûrement de nombreux groupes militants. Certains sont formulés facilement, de façon explicite, ouverte. Mais d’autres sont plutôt de l’ordre de l’imaginaire et du fantasme, difficiles à appréhender, à mettre en mots sans avoir peur de se tromper, d’appuyer sur nos propres doutes, nos propres vulnérabilités. Qui aujourd’hui aborde vraiment la question de la lutte armée ? Ce n’est pas du tout évident, on se projette dans un film d’action, ça sonne complètement décalé. Les débats sur l’usage de la violence politique sont très compliqués, et percutent une idée également simplifiée et instrumentalisée de la non-violence. C’est là que la fiction entre en jeu : elle nous permet d’explorer des endroits difficiles à aborder dans le réel, pour mettre en travail nos contradictions, nos craintes et nos espoirs, sans chercher à nous mettre d’accord, ni à élaborer des programmes. Cette démarche est importante, car pour nous, dans des perspectives anti-autoritaires, autogestionnaires et d’émancipation, il ne s’agit pas d’édicter les bonnes manières de lutter, mais plutôt de partager ce qui nous traverse en y incluant les contraintes qui font nos vies multiples. C’est tout cela, à notre sens, qui peut aider chacun·e à se positionner, de manière sensible, subtile, mêlée. On peut comprendre beaucoup de choses sans pour autant y adhérer, pour chercher des points d’alliance, de soutien, d’empathie. On peut se mettre d’accord, chercher les convictions et les engagements qui nous font nous sentir fort·e·s ensemble, exigeant·e·s, mais sans sacrifier la complexité du réel, et le respect de nos diversités.

Pour le dire autrement, ce livre n’est pas du tout un programme politique et n’offre aucune recette. Ce n’est pas un récit qui nous raconterait comment lutter ou depuis où, mais plutôt une observation de ce qui fait nos intimités, nos imaginaires de personnes en lutte. Et une recherche des moyens de reconstituer des forces, depuis des trajectoires très diverses… et des situations assez désespérées. Lorsque l’on est est divisé·e·s, segmenté·e·s, réprimé·e·s au point de ne plus avoir de perspective politique, ni de désir, comment retrouver ne serait-ce que l’idée d’un futur commun vers lequel on aurait envie d’aller ? Comment reconstituer des liens, des joies, de la tendresse, des revendications ? Comment épaissir des amitiés et des perspectives, sans pour autant les unifier dans le dogmatisme ? Et comment retrouver le moyen de s’organiser politiquement pour constituer des forces, pour réinventer des solidarités ?

Dans Subtil béton, toutes ces questions ne se posent pas seulement à un niveau personnel, intime, mais également à des échelles collectives, et dans l’articulation entre individu·e et collectif. Comment se rencontrer ? Ré-ouvrir des espaces où nous voir, nous reconnaître, fabriquer des luttes et les renforcer, mettre en place des pratiques de solidarité concrètes ?

Et finalement remettre en avant ce que les gouvernants apprécient de moins en moins, qui est une vraie politique non politicienne, une politique du soutien, de l’interaction, de l’action.

Oui, en se focalisant sur les situations réelles, concrètes et matérielles qui font nos vies. Comment est-ce qu’on s’aménage des vies bonnes ? Pour tout le monde et en portant attention aux singularités de chacun·e ? Justement en partant de ce désir de ne pas uniformiser.

Et puis, une fois de plus, en prenant en compte les contraintes matérielles dans lesquelles nous sommes pris·e·s : on peut avoir envie de lutter d’une certaine manière, on peut être convaincu·e que la meilleure manière de changer ce monde serait de faire ceci ou cela, mais il est aussi possible que concrètement, dans nos vies, cela ne marche pas, par exemple parce qu’on a une famille dont on doit s’occuper, parce qu’on a des difficultés de mobilité physique, ou pour plein d’autres raisons. Il y a des choses qu’on aimerait faire et qu’on ne parvient pas à mettre en œuvre, et ça nous fait culpabiliser, ça nous frustre, nous enferme dans des colères ou des hontes, et puis d’autres choses qui nous font peur, dont on n’ose pas dire qu’on ne veut pas les faire et qui nous confrontent tout autant à nos doutes et nos contradictions, sans nous offrir d’issues. Si on ne prend pas en compte ces complexités, si on ne les partage pas à plusieurs pour s’aider à les démêler, il est d’autant plus difficile d’oser lutter.

Et ce qui est intéressant, en parlant de toute cette diversité, c’est que le livre est en écriture inclusive, de l’écriture inclusive qui est elle-même inclusive puisque certaines fois on a le point médian, d’autres fois des parenthèses ou des majuscules… et je crois avoir vu aussi d’autres formes, des apostrophes. C’était vraiment important pour vous, quitte à prendre le risque de « perdre le lecteur et la lectrice » ?

Nous sommes convaincu·e·s que nous ne perdons personne en utilisant des règles variables d’écriture inclusives : c’est une gymnastique à exercer et elle vient très vite. La réticence des lecteurices vient surtout du manque d’habitude. Et l’habitude, c’est une question d’entraînement. C’est en tous cas ce que nous avons éprouvé dans nos propres vies. Le choix d’avoir plusieurs formes de démasculinisation de la langue, autrement dit d’écriture inclusive, plutôt qu’une seule, c’est justement parce que nous ne cherchons pas à remplacer une norme par une autre. Il s’agit au contraire de pointer que la langue est quelque chose de vivant, de mouvant. Ça continue à évoluer, à s’inventer et surtout, à traduire une diversité. Selon nos parcours, nos préoccupations, nos rencontres, nos attachement, nos éducations, ce qui nous constitue, nous n’aurons pas les mêmes manières de faire, de raisonner, de dire. Certaines personnes ne se poseront pas ces questions d’inclusivité du tout et n’utiliseront aucune de ces règles, ou seulement pas mimétisme, sans en saisir l’enjeu. D’autres le feront de telle ou telle manière. En proposant une diversité dans le texte, ce que nous recherchons, c’est que les lecteurices s’habituent à ce que ça change souvent, tout le temps, et que ces variations ne soient plus un frein à la lecture mais plutôt quelque chose d’à la fois anodin et porteur de sens, qui puisse même les rendre curieu·se·s et stimulé·e·s par cette diversité.

L’Académie française refuse pour l’instant toute nouvelle règle. Mais nous, nous ne voulons pas pour autant figer de nouvelles règles. Il faut maintenir ces pratiques vivantes parce qu’elles soulèvent des questions qui sont en mouvement.

Et nous considérons que les manières de démasculiniser la langue dans Subtil Béton sont encore vraiment pauvres. Certes, ça pourrait paraître riche parce qu’il y a trois ou six manières différentes de faire. Mais en réalité, c’est très peu ! Depuis que le texte a commencé à se figer, plus ou moins en 2015, puis a été finalisé dans un lent processus, jusqu’à la parution en 2022, il y a eu tellement d’autres propositions qui ont émergé : des X et des O, des lettres en haut en bas, des æ et des typographies nouvelles qui mélangent des lettres et en inventent… De nouvelles trouvailles surgissent en permanence et ce n’est que le début ! Il suffit de regarder la manière dont Marie Koullen a traduit récemment l’excellent roman de Marge Piercy, Une femme au bord du temps (Éditions Goater, 2022).

Cette mise en travail de la langue est loin d’être terminée : on n’en a pas fini avec le féminisme ! On a encore dix mille pistes à explorer… d’autant que notre langue, si elle est actuellement sexiste, est également marquée par des rapports de classe, de races… Elle est emprunte de toutes les idéologies qui nous traversent et nous devons continuer à la questionner, à la manier, sans instaurer de novlangue dogmatique, mais pour l’empêcher de se figer dans ses évidences dominantes. Et donc on peut se dire que les quelques manières de démasculiniser la langue dans Subtil béton, c’est encore bien trop pauvre : il faut aller beaucoup plus loin.

Alors effectivement, je vous rejoins totalement : ce n’est pas un frein à la lecture. D’autant plus que chaque type d’écriture est lié à un personnage qui nous permet de le centrer. Ce que nous constatons aussi, c’est que les femmes sont dans le monde systématiquement les premières victimes de la rétrogradation des droits, comme en Iran. Est-ce que vous pensez qu’on est condamné systématiquement à ce travers-là ?

On est condamné·e·s à rien, ou pour le dire autrement, ce n’est pas une question d’être condamné·e. Pour nous, les logiques de dominations sont construites socialement et les règles sociales peuvent changer. Évidement, pas en un claquement de doigt, car ce sont des mécaniques intériorisées en chacun·e d’entre nous, et que les dominant·e·s de ce monde n’ont certainement pas intérêt à voir bouger. Les choses changent, et continueront à changer, grâce aux luttes, à l’instauration de rapports de force qui obligent les puissant·e·s à lâcher, et soutiennent l’invention de nouvelles conceptions, de nouvelles attentions.

Ce qui nous semble clair, c’est qu’on vit aujourd’hui dans un monde très majoritairement patriarcal, depuis longtemps. Ces logiques se sont renforcées et uniformisées avec l’impérialisme et le colonialisme, qui ont porté les structures de domination occidentales dans la plupart des organisations humaines, que celles-ci aient été porteuses de leurs propres logiques patriarcales, ou de conceptions plus indistinctes, ou plus variées. On en est là et il n’y a pas d’autre choix que de lutter contre ces violences et ces inégalités, partout dans le monde, mais sans considérer qu’il s’agirait d’une lutte sur le seul terrain du patriarcat. De notre point de vue, on ne peut pas penser le patriarcat sans aborder aussi la façon dont il s’imbrique dans tout un ensemble de structures oppressives et de domination. Il ne peut jamais s’agir de lutter uniquement contre les discriminations de genre ou sexuelles… Impossible pour nous d’être féministe sans être anticapitaliste, anti-impérialiste et antiraciste. Sans penser les questions de ségrégation en fonction des âges, des capacités physiques et psychiques, etc.

Et il nous semble inexact, ou en tous cas incomplet de dire que « les femmes » sont au premier rang des discriminations. Ça dépend vraiment des endroits, des positions sociales. Ce qui est certain, c’est que les personnes en position de pouvoir, sont très majoritairement des riches, le plus souvent des hommes cis et, dans les pays occidentaux, des personnes blanches. Et iels vont protéger leurs privilèges à tous les moments, au dépend des moins bien doté·e·s. La dégradation des droits pèse de façon systémique sur les personnes déjà précarisé·e·s, qui vivent avec du racisme, issu·e·s des classes sociales populaires, qui sont stigmatisées pour leur orientation sexuelle et/ou leur genre, avec des handicaps, etc. Ce sont ces personnes-là qui vivent ces régressions de la façon la plus aiguë, la plus dramatique, en perdant leurs sources de revenu, leur logement, l’accès aux soins, leurs espaces de sociabilité et de solidarité. Ce sont iels aussi qui obtiennent le moins de compréhension, de considération, de dignité, et qui sont au contraire stigmatisées, exclues, mis aux bans de la société. Ce ne sont donc pas spécifiquement « les femmes ».

Ces inégalités ne sont pas juste un état de fait, une conséquence hasardeuse du chaos social. On ne peut pas simplement se dire « Ah, pas de bol entre ces deux personnes, c’est un peu compliqué : il y en a une qui a eu un comportement raciste envers l’autre, c’est dommage… ». Non, il ne s’agit pas seulement d’un comportement individuel, d’un impair personnel. C’est notre organisation sociale à large échelle qui permet que des gens soient exploités si massivement, qu’une bonne part fassent du travail sous payé, gratuit ou invisible, pendant que d’autres en bénéficient, s’enrichissent par des dividendes, par du temps gagné. Car lorsqu’on a la possibilité d’esquiver tout un tas de tâches pourtant nécessaires à la vie, parce qu’on a une épouse, ou le moyens de (sous)payer des gens, hé bien on a du temps. Quand on a le pognon, qu’on a des personnes qui font notre ménage, on peut se permettre d’écrire des livres, d’aller au cinéma, de faire des études, de se payer une psychanalyse, un ostéopathe ou des vacances aux Canaris pour prendre soin de soi. Bref, les positions sociales privilégiées donnent accès à encore plus de confort. Et une fois de plus, quand on est en vacances, qui clean les chiottes ? Qui remplit et qui nettoie la piscine ? C’est toute une organisation sociale avec des gens qui bénéficient du travail d’autres. Ce sont les plus précarisé·e·s dans notre société, et pas seulement « les femmes ».

Quel est l’avenir littéraire des Aggloméré·e·s ?

Va-t-il y avoir une suite à Subtil béton ? D’autres écrits publiés ? Une version audio ? Aucune idée. Il y a plein de choses possibles, mais nous n’en sommes pas là. Notre avenir immédiat, c’est de poursuivre les tournées. On a commencé à la sortie du livre en janvier 2022 et on va continuer en 2023. Et nous verrons après. Ce qui nous importe, ce n’est pas seulement de porter ce texte-là, mais de partager une pratique d’écriture qui nous semble en elle-même émancipatrice. Une pratique qui vient donner de la force et de la confiance à des personnes qui pensent qu’iels n’ont rien à raconter, qu’iels sont incapables d’écrire. Nous pensons qu’écrire peut être largement accessible et peut faire beaucoup de bien. Alors nous proposons des ateliers d’écriture en nous adressant de manière prioritaire aux personnes intimidé·e·s par cette pratique, qui ne la croient pas faite pour iels.

Chaque fois que nous sommes invité·e·s dans un lieu, une librairie, un collectif, une école, etc., pour présenter le livre, nous acceptons à condition de trouver le jour suivant un espace à proximité où animer un atelier d’écriture destiné à des personnes minorisées, sur des critères féministes. Comme tout le reste de cette aventure, la tournée est pour nous un engagement, pour lequel nous ne nous rémunérons pas. Nous prenons ce temps parce que nous pensons que ça peut contribuer au changement social (et que nos vies en collectif nous donnent les moyens matériels de nous libérer pour le faire, sans courir après un salaire). Encourager à prendre du plaisir et de la force en écrivant, comme ça s’est passé pour nous, c’est vraiment important à nos yeux ! Poser des mots sur le papier pour réfléchir à plusieurs, tisser des liens, trouver des prises de force. Penser le monde et nous mettre en mouvement à travers nos idées, nos émotions, nos volontés et nos espoirs. Les solidifier. Écrire pour ouvrir de nouvelles portes dans le réel. Et quand les récits se font écho, ils nous aident à mesurer que ce qui nous arrive n’est pas seulement individuel : ce sont des réalités partagées et qui s’inscrivent dans une société donnée, que nous pouvons critiquer, pour la transformer. Et, pour finir, écrire des histoires, des récits de fiction, pour chercher ce que les textes de théories politiques ne nous donnent pas ou trop peu. La fiction est vraiment très mal explorée dans les milieux militants, habitués aux tracts et aux manifestes, aux analyses théoriques et aux approches documentaires. Ces écrits sont importants, mais il nous manque quelque chose. Quand on écrit des textes de critique sociale de façon un peu classique, l’enjeu est d’être convaincant·e·s, en développant des argumentaires les plus complets possibles, les plus cohérents, les plus englobants. Quand on raconte des histoires, en suivant le cheminement de personnages, on cherche au contraire à dépeindre leurs contradictions, leurs ambiguïtés, leur mauvaise foi et leurs passages à vides. On dépeint des gens qui affirment certaines choses et font pourtant l’inverse, qui doutent et bifurquent mille fois. Tout cela nous fait travailler nos matières politiques d’une toute autre façon que dans les cercles militants habituels, et c’est vraiment précieux. Parmi les écrivain·e·s de SF, beaucoup font de la SF politique. Mais du côté de la rue et les collectifs en lutte, qui raconte nos réalités ? Qui les explore avec ce mélange de finesse et d’errements ? De subtilité et de béton ? Si vous êtes minorisé·e·s, discriminé·e·s, personne ne racontera vos histoires à votre place. Alors, Faites-le ! Faisons-le !

Un premier article du même auteur sur le roman Subtil béton avait été publié en février 2022, à lire ici.