SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

REVUE DE PRESSE

Revue - USBEK&RICA - avril 2023

« Les récits d’anticipation dystopiques façonnent souvent une résignation… À notre sens, l’autoritarisme, le fascisation des esprits, la violence sont déjà là. Ce n’est pas un avenir possible, mais un présent déjà suffisamment atroce. Comment faire de ces récits des outils de mobilisation, et non renoncement  ? »

« Les récits d’anticipation dystopiques façonnent souvent une résignation » - Revue Usbek&Rica - Par Antoine Daer (St. Epondyle) - Publié le 8 avril 2023

Vous pouvez lire l’article original directement sur le site de Usbek&Rica.


« Les récits d’anticipation dystopiques façonnent souvent une résignation »

Comment écrit-on un roman en groupe pendant quinze ans  ? À l’occasion de la dernière édition du festival des Utopiales, nous avons posé la question à deux membres du collectif Les Aggloméré·e·s, qui a publié début 2022 Subtil béton (éd. L’Atalante), un roman insurrectionnel dépeignant la vie et la survie d’un groupe militant dans une France fascisée.

Usbek&Rica : Subtil béton est un livre atypique, avec une histoire atypique. Pouvez-vous revenir en quelques mots sur la genèse du roman ?

Les Aggloméré·e·s : Nous avons commencé sous la forme d’ateliers d’écriture collectifs. Accueilli·es* dans un lieu autogéré militant, c’était un moyen de nous retrouver entre femmes et autres minorisé·es de genre pour faire face aux discriminations de notre société. Écrire ensemble permet de nous sentir mieux, mener des réflexions sur nos manières de vivre, notre rapport au groupe et au milieu militant, où nous étions tou·tes engagé·es. Peu à peu nos textes prenaient du volume et notre imaginaire est devenu foisonnant. Alors nous est venue l’idée que ça pourrait ressembler à un roman, et qu’on pourrait le partager autour de nous.
Pendant quinze ans, trois à cinq d’entre nous ont poursuivi l’écriture de ce qui allait devenir Subtil béton. Mais au total, ce sont près de quatre-vingt personnes qui ont laissé une marque en retouchant, suggérant, discutant, ou permettant d’accéder aux conditions matérielles de l’écriture. Pour nous, Les Aggloméré·e·s, c’est d’abord ce collectif-là.
C’est aussi une démarche politique que de remettre en cause le rôle de l’auteur solitaire, figure mythique. Cette image, qui aboutit à une starification, est un mythe car de nombreuses personnes aident les auteurices, les soutiennent, les documentent, inspirent leur travail. Et rendent possible leur survie matérielle – vu qu’il est très difficile de vivre de l’écriture. Et ces rôles sont presque toujours invisibilisés et ignorés. Pour nous, l’écriture est forcément un acte collectif, et on veut valoriser ce lien, cette toile.


« À notre sens, l’autoritarisme, le fascisation des esprits, la violence sont déjà là. Ce n’est pas un avenir possible, mais un présent déjà suffisamment atroce. »


Usbek&Rica : Pourquoi avoir choisi de placer votre récit en 2036 ?

Les Aggloméré·e·s : Nous sommes parti·es de nos vécus, de problématiques que nous rencontrions, notamment dans nos vies militantes. Mais certaines choses peuvent être très dures à aborder, surtout quand ça nous touche de près : nous sommes traversé·es par des peurs, de l’angoisse, des fantasmes… et le monde militant est souvent pris dans l’urgence et dans une injonction viriliste à être fort·es. Alors il est précieux d’ouvrir des espaces où parler de ce qui nous met en fragilité. C’est un vrai enjeu d’auto-support, pour mettre en travail ces questions, en imbriquant les enjeux de lutte politique avec les questionnements intimes qui nous traversent. Cet entrelacement est très important pour nous.
Écrire de l’anticipation nous a permis de nous éloigner de ces réalités difficiles à mettre en travail, de donner à voir nos vies sans nous exposer trop personnellement. On parle de nous mais nous ne sommes pas nos personnages. C’est réel, et c’est quand même vraiment de la fiction.
Et paradoxalement, nous sommes très méfiant·es de ce que fabriquent les récits d’anticipation dystopiques en général. Ils façonnent souvent une résignation, en nous habituant à ce qui pourrait survenir de pire, en créant des épouvantails de « ce qui pourrait arriver plus tard ou ailleurs »… alors qu’à notre sens, l’autoritarisme, le fascisation des esprits, la violence, sont déjà là. Ce n’est pas un avenir possible, mais un présent déjà suffisamment atroce. Comment faire de ces récits des outils de mobilisation, et non renoncement  ?
Dans Subtil béton, nous ne décrivons pas la « France de Zemmour », comme l’ont dit certain·es, mais la France qui construit depuis des siècles sa puissance sur l’impérialisme, l’esclavage, le racisme, et qui considère sa culture et sa langue comme naturellement supérieures. On veut faire réfléchir et lutter au présent, pas craindre l’avenir.

Usbek&Rica : La langue utilisée dans le livre est très particulière. Comment avez-vous fait pour inventer cette langue-là ?

Les Aggloméré·e·s : Nous avons appris en tâtonnant, écrivant un premier jet à partir de notre vécu à chacun·e. Puis on a échangé nos textes, en les reprenant complètement. En répétant l’opération un nombre incalculable de fois, par réécritures successives avec la règle de ne jamais revenir en arrière, on a accouché d’idées neuves, de choses qu’on aurait jamais écrites seul·es.
Des lecteur·ices pourraient s’imaginer que chacun·e d’entre nous s’est approprié un·e personnage en particulier, pour lui donner un timbre personnel, mais c’est l’inverse qui s’est produit : comme tous les textes sont passés par toutes les mains, ça a homogénéisé ce qui n’aurait pas dû l’être. Alors nous avons poursuivi l’écriture avec de nouvelles règles, pour re-singulariser les personnages, en détaillant leur caractère, leur histoire, leurs idées, leurs attentes, et les styles d’écritures que nous pouvions y associer etc. Chacun·e de nos personnages a par exemple sa manière de démasculiniser la langue.
L’écriture collective permet beaucoup de choses : un soutien, un lâcher prise. On balance des idées, on se laisse emporter par elle… et on fait tourner. Ça permet aussi de partager un imaginaire commun, de fabriquer une histoire à plusieurs. C’est très soutenant, ça permet de faire passer plein d’émotions, de choses qui nous traversent.
Et au final, même si nous avons mis énormément de choses très intimes, très personnelles dans ces textes, nous ne pouvons absolument plus dire qui a écrit quoi : les idées ont été reprises et remixées à l’infini.


Usbek&Rica : Il y a un travail cartographique qui accompagne le livre. S’y dessinent les espaces, en creux, de la résistance, des « espaces liminaires » pourrait-on dire ?

Les Aggloméré·e·s : La plupart d’entre nous vivions en ville au début de l’écriture de Subtil béton, en lutte sur des questions d’accès au logement, de contestation des politiques d’urbanisme et la pratique du squat. Cette ville reflète aussi nos réalités et nos combats de l’époque. Quand on écrit à plusieurs il faut se mettre d’accord sur les espaces, et s’y retrouver. Petit à petit, les schémas sont devenus des cartes très précises, parce qu’on avait cette passion du détail et du dessin. C’était un grand plaisir.
Comme nos personnages, nous avons cette conscience que pour exister dans un monde oppressant, avec d’autres priorités ou valeurs, il faut des espaces pour le faire, s’organiser, se reconnaître, vivre. La question de l’espace est cruciale, car on ne peut pas faire monde sans un espace adapté.
Cette ville est un lieu de domination et d’oppression. On a cherché à la penser comme ça : construite par l’histoire, le passage des navires négriers, comme à Nantes ou La Rochelle, les destructions des guerres, et les logiques d’urbanisme qui permettent le contrôle de la population. À partir de là, comment nos personnages peuvent-iels recréer de la joie, des solidarités, retrouver de l’espoir, en faisant lien, collectif, dans leurs lieux à eux  ?


« Nous cherchons à faire porter nos voix dissidentes, à nous représenter nous-mêmes, à ouvrir notre gueule sur ce qui nous semble important, à prendre cette place. »


Usbek&Rica : Quel est votre regard sur Les Utopiales, le festival international de science-fiction dont vous êtes les invités ?

Les Aggloméré·e·s : À bien des égards, nous sommes critiques de cet événement, et de la starification des auteurices. Il y a d’une part cette logique marchande, d’industrialisation du livre, alors même que la plupart des auteurices ne peuvent pas vivre de leur écriture. D’autre part, il y a ces partenariats, qui nous semblent mettre la SF au service d’autres agendas politiques, par exemple avec les grandes agences scientifiques nationales, que sont le Cea, l’Inserm et l’Inrae, ou, dans les éditions précédentes des Utopiales, l’Andra et le Ministère de Armées. Utiliser les littératures de l’imaginaire pour dorer le blason d’organismes dont nous contestons les politiques  ? La SF est un genre littéraire qui s’emploie souvent à étayer dans la fiction des critiques politiques… alors il est rageant de sentir si peu le vent de la contestation dans un espace comme celui des Utopiales. 
En même temps nous venons aussi pour faire connaître notre démarche et notre livre, et pour rencontrer des gens, surtout dans le public, passionné·es de SF. Bref, pour jouer le jeu de ce moment-là. Alors ce n’est pas sans compromis ni ambiguïté. Nous cherchons à faire porter nos voix dissidentes, à nous représenter nous-mêmes, à ouvrir notre gueule sur ce qui nous semble important, à prendre cette place. Tout comme nous avons décidé de le faire en publiant Subtil béton en librairie… car personne ne racontera nos histoires à notre place. Et ce sont des choix critiquables, on tâtonne… mais on avance  !

* Note de la rédaction : l’écriture inclusive étant au cœur de la démarche littéraire des Aggloméré.e.s, nous avons fait le choix de laisser la règle du point médian sur les mots concernés dans les réponses du collectif.