SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

« Mais, c’est le début d’un roman ! »

Bulles

Zoé s’est longtemps appelée Théa, et dès le début, elle n’aimait pas cette ville…

Apparition de Zoé

Un premier jet en atelier d’écriture :

 

Un deuxième jet dans l’atelier suivant :

 

Puis, quelques mois plus tard, un chapitre dans sa première version…

THÉA — Bulles

Cette ville immense et froide la contenait depuis près de six mois. Depuis quatre mois, elle allait dans un lycée du centre : une grande tour en verre qui reflétait les autres grandes tours en verre, et qui avait des barreaux aux fenêtres contre les suicides.
La ville était glauque, habitée par des gens peu expressifs, une mégapole post-industrielle qui faisait l’avenir de certain-e-s avec ses tours et ses bureaux ; la déchéance ou la prison d’autres avec ses usines abandonnées et rouillantes.
Un matin, elle arriva dans la salle de cours, les multiples bavardages s’estompèrent et le temps qu’elle arrive à sa place, un silence morne envahît l’espace. Ça faisait déjà quelques semaines que cette auréole silencieuse l’accompagnait dans ses déplacements. Elle avait la sensation de ne pas avoir de prise sur la situation, que tout lui glissait entre les doigts comme le savon qui tombe au fond de la baignoire. Maintenant, le savon se rependait dans son corps, elle en avait le goût âpre dans la bouche et ça piquait jusqu’à ses yeux. Elle avait envie de pleurer.
Ce qu’elle pensait c’est que c’était de sa faute même si elle ne l’avait pas choisi : elle n’était ni belle, ni intelligente, ni rigolote, bref, elle n’était rien.
Ce qu’elle disait c’est : « Hhaa, vraiment, ils sont trop cons les gens de ma classe, ils s’intéressent à rien, sauf à la télé et à la fête du samedi soir où ils parlent de la télé ! » Ce qui était vrai mais pas que.
Cette sensation de silence énorme qui envahissait tout, qui donnait l’impression d’être seule dans une bulle de savon au milieu de plein d’autres bulles, chacune habitée par un individu ou un groupe d’individus et qui gravitent isolées les unes des autres… Cette sensation, elle l’avait déjà ressenti après avoir accompagné sa sœur à la gare, un matin. La gare était grande, dure et raisonnante et ce matin-là, chaque personne allait dans sa propre direction, avec son propre but qu’elle seule connaissait ! Sauf une fille, un bonnet rouge à pompon fiché sur la tête, immobile, qui regardait autour d’elle avec une sorte d’effarement comme perdue au milieu de rien et qui, après, s’était dirigée vers un bar, le regard nostalgique.
Tout autour de Théa il n’y avait plus que du vide et même dans elle ça semblait vide et il y avait ce silence de quand on est toute seule. Au lycée, cette auréole de silence s’était peu à peu construite autour d’elle comme une bulle qu’on est en train de souffler. Avant, c’était différent. Les autres ne lui parlaient pas mais continuaient leurs discussions quand elle arrivait.
Encore avant, les autres élèves avaient essayé de lui parler. Mais elle n’avait pas l’habitude et surprise, elle commençait par par ouvrir et fermer grand la bouche avec des yeux rond, sans qu’aucun son ne sorte. C’est pour ça qu’on avait commencé à l’appeler la perche. parce que la perche c’est un poisson. Il est un peu gras, un peu moche, un peu con… car il faut le dire, un poisson ça n’a que cinq secondes de mémoire.
En plus elle était grande, comme une perche, c’est-à-dire toute grande, toute plate, un peu tordue. Peut-être qu’elle n’aurait pas dû s’habiller avec les pantalons que lui donnait sa mère : des fuseaux. Un truc entre collant et pantalon. Ça lui faisait deux jambes baguettes, comme deux perches maladroites.
Et voilà. Après elle commençait à parler avec une voix rauque, cassée et bégayante qui n’allait pas bien du tout avec l’ambiance de la ville qui était découpée si nettement avec ses immeubles et ses usines mortes.
Elle avait alors l’impression d’être ce poisson pas fréquentable voulant s’intégrer dans un monde qui n’est pas le sien, et sa voix grinçante allait troubler la rigidité de la ville toute sèche. Et là… elle devenait toute rouge verdâtre avec des tâches bleues (enfin, c’est l’impression qu’elle avait, que même d’un point de vue colorimétrique elle faisait tâche dans ce monde gris).
Souvent, après, les autres lui disaient des banalités, ils partaient et ne revenaient plus. Elle se sentait gluante de savon et de sueur mélangés et se disait qu’elle avait la texture d’un poisson, les écailles en moins. Illes avaient eut pitié d’elle, lui avait parlé, et leurs sentiments désagréables étaient passés, illes avaient fait le strict minimum pour se sentir bien avec leur conscience.
Elle n’y aurait pas cru, mais ça pouvait empirer et les autres ont commencé à se taire quand elle arrivait.
Elle aurait peut-être voulu avoir une explosion de colère et prendre une kalachnikov pour tirer sur tout le monde et casser les jolies vitres propres du lycée tour aux allures fantomatiques. Ou alors devenir perche-bâton ou perche-poisson, histoire de servir à quelque chose.
En même temps, elle hésitait. Elle avait été témoin à plusieurs reprises, de la dégringolade d’autres élèves qui étaient un peu dans la même situation et qui avaient choisi la méchanceté : « Y a personne qui m’aime plus qu’un poisson rouge ? Et bien j’vais leur en donner, des raisons, j’vais leur faire des crasses. Je les déteste. Je les déteste. Y vont savoir pourquoi illes me détestent… Je vais les faire souffrir… » Et ça finissait mal, souvent de la même manière : illes étaient devenus âpres et enlaidis, illes avaient paru se détester eux-même…
Elle se disait qu’elle s’aimait encore un peu et qu’il lui restait un coin de narcissisme qu’elle voulait protéger, même si il se transformait en mépris pour les autres. Peut-être qu’elle avait une once d’auto-satisfaction… ou pas… Que pouvait-elle faire ? Allait-t’elle plonger ? Elle tournait ses réflexions dans sa tête en faisant des bulles de savon. Parfois elles allaient se coller sur les grandes vitres et déformaient partiellement l’immeuble voisin, parfois, sans raison apparente, blop, elles explosaient doucement. Comme si les vas et viens entre colère et indifférence étaient si légers que ça.
Elle aussi était devenue légère et comme un poisson volant au ralenti, elle se détachait de la surface lisse de la ville pour aller entre les bulles. La voilà, dans le silence cruel de la solitude, à jouer à la perche pour attraper les bulles de savon. C’était une belle perche, en fuseaux à fleurs, souriante et sans voix à chaque blop et les bulles éclataient en une pluie fine qui lavait et rafraîchissait les joues puis tombait sur le cahier de maths en faisant des tâches floues autour de l’encre bleue de son stylo à plume.
Elle pleurait au milieu de la classe. Tout le monde la regardait, le cou tendu, le visage livide et flou, sans expression. Le prof qui s’y connaissait, avait l’air de penser que c’était le changement hormonal de l’adolescence mais il ne regardait pas les bulles. Personne ne voyait les bulles. C’était probable qu’elle fut folle, que son cerveau fut perché au fond d’abîmes inconnus, mais toujours moins lugubres que cette ville. Si elle était folle, elle s’en foutait, les autres étaient méchants. Elle laissait son sentiment de mal-être et ses rêves de vengeances rejoindre les bulles et attendait que ça passe… Rien ne pouvait se passer en fait. Les bulles éclataient et on oubliait aussitôt leur taille et leurs couleurs, elles s’évanouissaient de la mémoire, en cinq secondes.
Au rythme des bulles qui éclataient avec leurs blop, le temps passa, et les blop étaient devenus plus rares, petit à petit.

 

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