SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

« Mais, c’est le début d’un roman ! »

Au restaurant

Onik est seule, le soir, pour fermer le restaurant où elle travaille.

Apparition de onik

Un premier jet en atelier d’écriture :

 

Un deuxième jet dans l’atelier suivant :

 

Puis, quelques mois plus tard, un chapitre dans sa première version…

onik — au restaurant

il pleut depuis une semaine, le béton a changé du gris au noir humide. elle regarde les fils d’eau passer jaune devant les lampadaires. depuis le début de la pluie, le restaurant est resté vide mais elle se dit qu’il n’y a pas concordance entre les deux évènements, entre la pluie et la désertification du restaurant. à la radio, elle a entendu parler d’un coup de filet du nouveau gouvernement provisoire contre les milieux de la mafia russe. son expérience lui dit que derrière les annonces triomphantes dans les informations existe une réalité sociale à la fois banale et cruelle : les communautés russes sont en alerte ou en reconstitution, en tous les cas, leurs membres ne viennent pas manger au restaurant.
tous les soirs, elle jette quelques kilos de poisson cru et froid dans les poubelles dans la cour arrière, en fermant bien les sacs plastiques qui les contiennent. elle sait que des groupes d’anciens syndicalistes radicaux font la tournée des restaurants des riches la nuit pour ramener à bouffer au local des chômeurs. « coup de filet », le mot sordide lui résonne dans la tête quand elle enferme les poissons dans le sac plastique, en serrant bien fort. ce mot avait connu une notoriété ces derniers mois quand les grèves et blocages des chômeurs et intérimaires, des élèves et étudiants avaient tournés en révolte et quand, à la fin des révoltes, tout un paysage chaotique et étonnant de groupes affinitaires en lutte prolongeaient le bras de fer avec le gouvernement par des sabotages massifs des infrastructures du système. elle avait fait partie de ce monde enthousiaste où personne ne comptait son énergie. avec ses amis, ils étaient passés des petits braquages aux allures décadentes à des actions plus concertées. plus ciblées. au début, l’ambiance était encore aux longues nuits déguisées et défoncées mais elle avait déjà senti le changement. ils commençaient d’aller à l’assemblée hebdomadaire des groupes en lutte. torr et izem faisaient front dans leur groupe pour convaincre les autres qu’il faudrait plus de rigueur, plus d’implication, plus de discrétion. onik avait saisit la situation, compris les enjeux et tenté d’intégrer ces nouvelles urgences dans sa vie. ça lui arrivait de rater des réunions ou de ne pas participer aux actions à cause de son boulot au restaurant. déjà à ce moment-là, elle avait senti que certaines informations n’arrivaient plus jusqu’à elle, que son opinion pesait moins dans les discussions parce qu’elle n’allait pas être là au moment de l’action. « finalement, c’est pas toi qui prendra les risques », lui avait lancé torr un jour dans une réunion compliquée. ils planifiaient une action contre un local de recrutement de la plus grande boite de sécurité, responsable pour un bon nombre d’attaques nocturnes contre des maisons occupées. « tu seras au boulot. » ça sonnait comme une reproche. « mais tu sais que ma mère a besoin d’argent pour payer ses calmants ! » avait-elle répondu sentant qu’elle passait sur un mode de défense. elle avait pensé que c’était des bases acquises entre eux, des faits sociaux dans leurs vies respectives qui étaient portés et pris en charge par le groupe. comme le fait de vivre avec les deux enfants d’izem ou d’amener une partie des légumes détournées sur le marché de gros chez la tante de pedro une fois par semaine. torr l’avait regardé avec ce mélange unique de détermination froide et de proposition prometteur dans son regard. « onik, c’est pas ton boulot, le problème, c’est que tu traînes trop de doutes et c’est pénible pour nous tous. » elle avait eu des trucs à digérer après cette réunion et des choix à faire. après plusieurs jours, elle était arrivée à la conclusion qu’elle était prête à rester avec ces gens-là qui étaient après tout ceux qu’elle aimait et avec qui elle avait construit son imaginaire et ses analyses politiques ces dernières années. si ses doutes étaient bien réels, sa confiance en eux et leurs choix l’était aussi. à ce moment de sa réflexion, les choses s’étaient accélérées considérablement. le gouvernement dépassé au début par l’élargissement de la lutte sur tous les terrains de la société, avait fini par déclarer l’état d’urgence et avait envoyé des forces policières militaires dans les écoles et universités occupées. vinyl, le petit frère, avait payé cher quand une unité de cagoulés avait pris d’assaut son lycée. il y avait eu trois morts, des gamins d’une quinzaine d’années, les autres avaient été expulsés de leur école, amenés dans des cages de garde à vue pour quelques jours- quand il était sorti de là, le frère était resté muet pendant plusieurs jours, traumatisé. comme un naufragé, il n’était plus sorti de la cabane de jardin qu’il habitait avec la mère. onik l’avait regardé plonger dans une crise de schizophrénie, avait vu sa peur, sa panique, écouté ses histoires décousues de snipers cachés sur le toit d’en face pour le tuer. elle avait proposé à sa mère de le prendre chez elle trois jours par semaine, hésitante mais consciente qu’il n’y avait pas le choix si elle tenait à la santé de sa mère, proche de la crise de nerfs.
voir débarquer vinyl, petit, au regard peureux et fixe, chez eux avait fait bizarre aux autres. onik avait compris qu’un adolescent mal au point était quelqu’un de peu fiable dans une maison où les action se préparaient dans rythme de plus en plus effréné. en cherchant à se loger ailleurs, elle avait trouvé une cave à louer, dans un immeuble appartenant à un des habitués du restaurant. il lui glissait des billets de pour-boires quand il venait manger et avait demandé son joli sourire en échange des clés. elle avait quitté la maison, les autres y restaient, de plus en plus décidé dans leur lutte contre ce gouvernement, devenant chaque jour plus totalitaire dans ces conduites répressives.
peu après son déménagement, il y avait eu les premières opérations policières massives visant les personnes proches de l’assemblée des groupes en lutte. le ministre de la défense intérieure avait félicité les forces de l’ordre « pour ces coups de filet efficaces contre des réseaux terroristes ». écoutant sa voix transpirant sa satisfaction grasseuse, elle avait été étonné de ce terme inhabituel qui lui rappelait ses lectures sur les grands mouvements sociaux historiques et la répression qui les suivaient. bizarrement, c’était la voix de ce ministre qui lui avait fait comprendre que l’histoire n’était pas finie, comme elle l’avait entendue toute sa vie, mais que les révoltes actuelles défiaient cet état des choses comme d’autres mouvements sociaux avaient pu le faire.
chaque jour sur le chemin entre sa cave et le restaurant, elle espérait tomber sur les autres, les amies, se rassurant qu’elles étaient plus habiles et malines que la police sécrète. elles lui manquaient terriblement, elle avait tellement besoin de discuter, d’analyser la situation et les évènements avec elles.
un jour, pedro l’avait attendu à coté du pond, l’invitant pour une dernière balade aux bords du fleuve gris. il lui annonçait que la maison, leur maison, avait brûlé la nuit avant, qu’il n’en restait plus rien, un terrain vague, tellement ca avait bien brûlé, tellement les forces contre le feu, dépendant des forces de l’ordre, étaient arrivées tard. « on s’était attendu à ça, ce n’était pas une surprise. les jours avant, on avait observé deux types de ’sécuria’ traîner dans le parc en face. vu le nombre de maisons occupées qui ont brûlées dernièrement, on s’était installé dans le cabanon derrière, pour ne pas courir trop de risques. du coup, on s’est bien sorti, on a aussi pu sauver un peu de nos affaires. » elle l’avait regardé. il avait l’air pale mais calme. « et ça va pour toi, pour vous ? vous êtes pas… » « je te dis, on était préparé. c’est le moment de passer à autre chose. disparaître de leur champ de vision. » puis, il lui avait raconté qu’elles étaient décidées de rejoindre les cellules clandestines combattantes qui se créaient partout à travers le pays. « c’est le moment d’intensifier la lutte, la répression devient mortifère. on ne va pas attendre sans rien faire." puis il disait qu’elles allaient avoir une maison plus excentrée, plus cachée et qu’ils ne se recroiseraient plus trop, certainement. elle avait craqué. « vie de merde ! des fois, j’en ai marre que la politique dicte toute notre vie. il n’y a d’amitié que politique, ça ne me fait plus trop rigoler. » au début de leur collectif, elles avaient fait des blagues avec ce dicton, intriguées par ce mélange entre ridiculité et puissance, mais depuis sa rupture, onik l’avait tourné dans sa tête et l’avait trouvé surtout cruel et dangereux. elle était presque soulagée d’apercevoir de la tristesse dans les yeux de pedro. il restait silencieux pendant un moment, puis dit : « j’aime toujours bien ton scepticisme, ta capacité de douter, de mettre en question les choses. mais là, je me dis qu’on a pas le droit d’hésiter plus longtemps. » elle avait senti la situation lui glisser entre les doigts et avait cherché les mots qu’elle voulait dire avant qu’il ne parte. « vous me manquez beaucoup, moi-même mélangé au groupe, le temps collectivisé, les jours et nuits sans but ultime me manquent. j’y ai beaucoup pensé ces dernières semaines et je me dis que c’est un leurre de continuer les sabotages en petits groupes renfermés sur eux. tu te rappelles, on était plein avant. » il frondait les sourcilles. « je ne veux pas dire que c’est un leurre en soi mais maintenant, dans cette situation de merde. il faut qu’on retourne voir les collectifs des intérimaires, des étudiantes, des chômeurs. il faut continuer les assemblées. continuer d’être dans un quotidien partagé, pour s’organiser ensemble. le comité des mal-logés, tu te rappelles ? qui va continuer à y aller quand vous vous cachez toutes dans votre maison au fin fond de cette ville de plus en plus déserte ? » elle avait parlé plus fort qu’il ne fallait. il regardait nerveusement autour mais le fleuve gris absorbait leurs mots. « et moi, qu’est-ce que je deviens quand vous partez toutes ? » sa réaction ne l’avait pas surpris : « mais la répression est totalement omniprésente, si on veut continuer, il faut se donner des moyens et savoir se distraire à leur surveillance. » l’argument coupe-court. épuisées par les mots, elles s’étaient contentées de marcher pendant un moment au bord du fleuve, sans rien dire, puis de se tenir serrées dans les bras avant de se séparer. il lui avait filé un petit papier avec un numéro de téléphone. « apprends le par cœur et brûle le papier. c’est pour les cas d’urgence. » elle n’avait pas demandé quel genre d’urgence.
depuis ce moment, elle avait le sentiment de vivre dans un brouillard fait d’émotions contradictoires entre rage et tristesse, de gestes imposées par un quotidien hostile et de pensées tournant dans sa tête sans fin et sans conclusion. elle sentait une angoisse latente pendant ses longues journées au restaurant et ses soirées avec le petit frère, pendant leurs parties de memori : être partie sans être arrivé nulle part, regretter ses doutes et les savoir irréductibles et nécessaires.
elle s’est habituée aux ballades sous la pluie froide après la fermeture du restaurant. elle prend les tranches de saumon pour le dîner. redonner de la force au petit frère, le nourrir. des fois, sa propre attitude la fait rire. un rire un peu amère. le rôle lui semble bien trop classique, celle qui sauve ce qu’il y a à sauver quand les guerriers sont partis dans la bataille. la situation toute entière lui semble un anachronisme décalé, elle se sent étrangère à elle même, reste perplexe. elle sent qu’il serait nécessaire de retrouver les amies pour en parler, parler de cette situation schizophrène où à un moment, elle sent une sorte de satisfaction quand le petit frère accepte de manger du poisson qu’elle sauve des poubelles du restaurant et où au moment suivant, elle a envie de se moquer d’elle même.
elle ferme le sac plastique avec le saumon et sort de la pluie. ses pensées sont plus calmes aujourd’hui, peut-être parce qu’il n’y a pas eu un seul client pendant toute la journée. elle a fait du vide en regardant la pluie tomber. en marchant, elle se dit qu’il doit exister une autre solution, qu’elle meurt de cette vie entre restaurant et cave si elles ne retrouve pas d’espace politique à investir avec d’autres, un petit peu d’intelligence collective pour se saisir de ce paysage dévasté autour d’elle. elle décide d’aller voir si le comité des mal-logés se réunit encore sous le pond.
elle descend les marches, voit les silhouettes d’une vingtaine de personnes autour du feu. son cœur se met à battre fort quand elle se dirige vers eux.

 

Lire le texte suivant
Revenir au texte précédent
Revenir au sommaire des quatre premières ébauches du roman