SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

« Mais, c’est le début d’un roman ! »

La gare aux petits poissons

Faz s’appelle Phaz et elle n’est pas trop en phase… Mais elle rejoint une cellule combattante révolutionnaire…

Apparition de Faz

Un premier jet en atelier d’écriture :

 

Un deuxième jet dans l’atelier suivant :

 

Puis, quelques mois plus tard, un chapitre dans sa première version…

Phaz — La gare aux petits poissons

Il est tôt. Le gare est grande et froide, remplie d’uniformes, dans cette mégapole autrefois ouvrière. Elle va rejoindre un groupe, une « cellule clandestine combattante en cours de construction ». Cette expression lui semble d’un autre âge, ou bien sortie d’un obscure film d’espionnage sur fond de grande fresque historique. L’impression d’irréalité la rattrape, comme à chaque fois qu’elle opère des changement trop brutaux dans sa vie. La foule immense, rapide et serrée, circule dans un brouhaha continu et assourdi. Personne ne la regarde mais elle a peur qu’on la repère. Le hall sinistre lui rappelle la piscine de son enfance, quand tous les sons s’embrouillaient et qu’elle se cachait derrière les colonnes carrelées pour que le maître-nageur ne la pousse pas à l’eau de force, pour que les autres ne la voient pas, dans son maillot de bain ridicule, tremblante, maladroite, honteuse, chavirée par les odeurs de chlore. Ici, ni maîtres-nageurs ni sifflets mais des rangées de machines qui clignotent et cliquettent pour réguler l’arrivée et le départ des trains. Les voyageurs ressemblent à des petits poissons pressés. Au tout début du mouvement, trois ans plus tôt, elle avait rencontré Tor. Les grèves avaient cessé, les petits poissons étaient retournés au turbin, les maîtres-nageurs électroniques avaient repris leur cadence et, aujourd’hui, elle avait décidé de rejoindre Tor et ses ami.es. L’odeur du chlore se mélange à la crasse et au graillon de la gare, l’envahit à plein nez, descend dans sa gorge, tandis que la boule durcit dans son ventre. La patrouille est passée sans la voir.

Elle est sur le parvis de l’immense bâtisse. Les heures de stop et de train solitaire lui font les jambes lourdes et un sentiment de lassitude général. Elle regarde le flux incessant qui court vers le travail, la prison, la famille ou l’école, et elle les déteste encore une fois, se rassure et se nourrit de cette haine. Elle a bien fait de prendre cette décision.
Les au-revoir ont été compliqués. Elle n’avait que deux amies, et elle a du les quitter sans leur expliquer vraiment. Elle voulait partager sa déception et son impatience, mais elle s’était embrouillée, avait fini par bredouiller des excuses idiotes et disparaître. Ce ne sont pas des poissons, ce sont des cadavres, des squelettes aux arrêtes ramollies. Ils ne puent pas le chlore, ils puent le poisson pourri. Va-t-elle trouver sa place dans le groupe ? En plus, elle l’a appris hier, Tor ne sera pas là avant quinze jours.
Elle se poste juste en face du bar, à vingt mètres. Elle relève ses lunettes de soleil sur le haut de sa tête, comme pour retenir des mèches de cheveux imaginaires et elle sort le classeur rouge de son sac. Elle le sert, bien en évidence sur son ventre, attendant que le signal les fasse venir.

Quelques secondes de répit et elles sont là, c’est le départ. Aucune ne se présente, aucune marque d’intérêt ou de curiosité à son égard. Sensation étourdissante de s’en remettre à des inconnues dans une ville où elle n’a aucun repère. Elle s’efforce de ne rien montrer, le trajet traîne en longueur. La nuit dévoile à peine les enfilades d’entrepôts, les grues, tout le fatras du port silencieux. Quelques minces sourires, mais le silence l’agresse, lui fait presque regretter d’être là. Quelle différence entre ces quatre filles si peu démonstratives et la cohue des poissons-squelettes tout autour ? L’autoroute est bondée, gueulante de klaxons fatigués. Les vitesses craquent et les secousses trahissent des amortisseurs au bout du rouleau. Étrangement, la bagnole ne sent pas l’huile de friture : les docks doivent encore receler quelques cuves de fioul pour celles qui savent chercher. Elle n’est pas à l’aise. Son regard ne sait pas où se fixer, son corps ne sait pas comment bouger. Son esprit butte sur cette stupide histoire de poissons. Alors elle se concentre sur les cahots de la route, sur la mécanique approximative de la voiture. Pas de ventilo ni de chauffage et un problème de faux-contact dans le clignotant. Elle fait quand même mine d’être intéressée par ce qui se dit, reste à l’affût dans l’espoir de trouver un créneau, un moment pour en placer une et sortir du décor. Mais ces filles ne parlent qu’à demi-mot. La conversation semble ne pas avoir de sens, ou bien un sens ancien et oublié, un sens que personne ne peut saisir en écoutant simplement ce qui se dit ici. Le moteur chauffe alors que le terrain est désespérément plat : « Vous avez des poissons dans le radiateur, à ce que je vois. Si vous voulez, on pourra regarder ça, j’aime bien bidouiller la mécanique ». Et puis elle observe l’effet de son intervention. Si elles rient, mais pas pour se moquer, on pourra déjà passer du temps à s’amuser en échangeant des anecdotes pourries. Mais non, elles ont oublié de rigoler. Elles ne savent peut-être même plus comment on fait. Enfin, entre elles, elles rient, elles sourient mais c’est comme si, en dehors de ça, rien ne pouvait les atteindre, leur arracher une attention. Tout n’est que sérieux, discrétion, silence… clandestinité… et si tu ne comprends pas ça, tu n’as rien à faire là. Alors je ne sais pas… peut-être effectivement que je n’ai rien à faire là. Pour tout dire, c’est ce que je me demande juste maintenant.
J’ai le sentiment d’une épreuve, d’un rite de passage. Mais que dois-je prouver ? Que je suis assez forte ? Que je leur fais confiance ? Que nous nous connaissons suffisamment (sans nous être jamais rencontrées) pour faire un pacte sacré ? Je n’ai peut-être rien à voir avec elles finalement, peut-être suis-je trop éloignée de ce qu’elles vivent… mais je ne l’étais pas de Tor et ce sont ses amies. Serai-je moins seule quand elle sera revenue ?
Elle ressert son blouson, qu’est-ce qu’il fait froid dans cette caisse ! Clignotant droit, tiens, celui-là marche au poil. On sort de l’autoroute et, étrangement, c’est là qu’elle panique. Moi qui me croyais angoissée par la ville et l’odeur du poisson, ça me manque déjà. Où suis-je, sur cette route, avec la neige qui tombe maintenant partout et ces quatre filles silencieuses. Un réverbère après l’autre éclairent les baraques de plus en plus basses et crasseuses. Personne ne nous suit. Nous nous engageons sur la petite route pavée que je connaîtrai par cœur. Pourquoi nous créons-nous de telles épreuves ?

Maintenant, elle espère que Tor ne viendra jamais. Ce serait trop pénible, trop raté d’avance : elle se mettrait dans ses bras, compterait sur son réconfort et redeviendrait « la petite amie de Tor » pour encore un an ou deux, avant qu’elles ne se séparent et, avec un peu de chance et d’acharnement, qu’elle gagne une place pour elle-même. Tor n’est pas là, parfait : j’ai quinze jours pour dérouler quelque chose de différent, pour raconter que mes attachements sont multiples et que je ne crois pas à l’amour, que je suis venue vous rejoindre justement pour ça, pour rentrer dans l’intimité d’un groupe, pas pour rejoindre une amante secrète. Pour des attachements et des tâtonnements politiques. Oui, c’est vrai, c’est parce que je suis portée par mes affections que ma rencontre avec Tor m’a permis de vous rejoindre mais non, je ne crois pas à ce romantisme-là, ni au romantisme du mot « cellule », du mot « combattante », du mot « clandestine ». Je suis là pour vivre et agir avec vous, dans ce roman de science-fiction bourré de poissons.

 

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