SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Quelques extraits

MARIANA

Je sors du cabinet de dentiste. L’entrée de l’immeuble est tout en marbre rose, les plaques des…

… prothésistes, pneumologues et autres charcuteurs sont bien astiquées, dorées à l’ancienne. Je m’assois sur les marches du perron. Je viens de lâcher 80 balles pour une consultation de 10 minutes où j’ai appris que j’avais besoin d’un dentier que je ne pourrai jamais me payer. Un dentier à mon âge, les boules… Avec mon assurance, j’ai le droit de me faire arracher les dents, ça, c’est remboursé. Les réparations, elles, ne le sont jamais. Mes heures de ménages en intérim payent à peine le loyer. Si je veux un dentier, il faut que j’arrête de me chauffer. Ou que j’arrête de manger. Mais, dans ce cas-là, j’en ai rien à fiche d’avoir un dentier.

Depuis 1 mois, je casse des p’tits bouts d’anti-douleur que je fourre dans le trou de ma dent pour soulager le mal. Et ça fait 5 ans que je n’ai pas croqué dans une pomme ou une carotte. Je prédécoupe et prémâche, ça donne un goût amer à tout. Je ne croque plus la vie. Voilà une belle métaphore. J’en ai ras l’bol, comme tout le monde. Mais c’est comme ça, faut pas s’poser de questions et profiter de ce qui est profitable.
Alors je me relève et déplie mon parapluie multicolore au-dessus de mes cheveux orange et de mon ciré vert pour affronter la bruine du mois de novembre.

 

 

L’arrêt de transport urbain est bondé, les gens ont l’air un peu paniqués, ils consultent leurs blocs-connectés avec frénésie. Ça fait des petits bloup et des bolop bolop à tour de doigts. Évidemment, pas besoin d’être surtechnologisée pour être au courant, lavitre de l’abribus clignote : En raison d’un mouvement de protestation illégal, les réseaux TC-GU seront perturbés le 4 novembre à partir de 14 h 30. La situation est sous contrôle. Un mouvement de protestation illégal, jolie manière de parler des manifs ! Les infos parlent à peine des blocages mais se répandent sur les mesures et le retour au calme. Y a plus qu’à marcher pour trouver une ligne de bus périphérique qui fonctionne.
Des camionnettes des FoPU me doublent, je viens de perdre 4 points d’audition, au moins, avec leur sirène de merde. Elles tournent en direction de la gare. Je continue par les p’tites rues, je n’aime pas cette ambiance, quand la ville se referme sur moi. Heureusement que j’habite loin du celire l’extrait suivant…ntre. Même si je fais 2 heures de transport pour aller bosser. Même si j’ai l’impression de me momifier dans cette chambre minuscule, avec Ray qui déprime à moitié en jouant à ses jeux débiles. Avec sa face toute pâlichonne, hypnotisée par l’écran, ce mec me rassure comme une routine et me fatigue comme une angine. Il croit que tout lui est dû. Quel bonhomme pénible…
— Avance, la vieille, tu vois pas qu’tu gênes ?
La vieille ? Mais j’suis pas vieille ! C’est quoi cette journée de merde ? D’abord le dentier, et maintenant j’suis vieille ? Alors ça y est, j’ai passé cette limite invisible qui me range dans la case des inutiles ? Je n’ai que 57 ans, bon sang, j’suis encore à 14 ans de la retraite !

Au moment où je débouche sur la rue des Poissonniers, un tas de gens déferlent de partout et je me colle au mur pour les voir défiler sans me faire piétiner. Ils marchent à toute vitesse, à moitié cagoulés, tout en noir. Merde, me voilà prise dans un groupe de vandales. Comment je m’sors de ce pétrin ?
— Madame ? Vous êtes qui, madame ? Qu’est-ce que vous faites là à pas bouger, madame ?
— Je suis une madame qui fait la madame, ça vous dérange ?
— Mais faut pas rester là, madame, parce que derrière il y a plein de flics ! Et ils ramassent tout le monde. Ils ne font pas la différence entre les madames de la manif et les madames qui font les madames…
Plein de flics ? Mais oui, c’est ça, les flics, c’est le mot ! Ça résonne comme un bon souvenir des années 10… Y a plus d’FoPU qui tienne ! Flics ! Flics ! Flics !
Et voilà que cette encapuchonnée me saisit le bras et m’entraîne. Je me laisse embarquer, décalée dans la petite foule avec mon parapluie multicolore. Peut-être que c’est ça être vieille, avoir un parapluie multicolore et les cheveux au vent plutôt qu’une capuche noire…

 

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