SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Quelques extraits

ZOÉ

Après-midi pluvieuse, septième samedi de manif consécutif. Un fumigène s’élève au-dessus de la foule. Les fines gouttes sur les…

… capuches et les cagoules s’imprègnent de reflets colorés. Des milliers de personnes qui piétinent en attendant que ça démarre. Le grondement sourd et les rues pleines suggèrent que le défilé s’étend vraiment sur une belle longueur. Zoé a du mal à se figurer ce qui se passe réellement, ça fuse en tous sens, des revendications chaotiques et sur tous les fronts. Mais elle sait que la situation a quelque chose d’incroyable, quelque chose de magique. qui tient le monde ensemble malgré tout. Après les blocages des routiers de septembre, plusieurs usines ont débrayé et la grève tient bon depuis. Des agriculteurs viennent de lancer des journées d’action contre l’industrie biolocale et les cultures hors sol. Des tonnes de lisier ont été déversées sur plusieurs places en début de semaine. Ça a pas mal dégénéré aussi. Ça bouge d’un bout à l’autre de la Franco.
Zoé retient son souffle et plisse les yeux (comme si ça pouvait l’aider à voir plus loin). Sous les écharpes et les masques, les regards sont brillants, déterminés. Elle vérifie que Vinyl est toujours à ses côtés, lui frôle le bras. Son ami a le regard rivé sur la silhouette de madame Ernaux, une dizaine de mètres plus avant dans le cortège. Celle-ci a un foulard sombre sur la tête et son chignon lui fait une silhouette de champignon. La prof ne fait même plus semblant de respecter le programme, pleinement prise par le mouvement. Zoé a l’impression de connaître la ville comme sa poche et se dit qu’elle en parlerait bien à madame Ernaux, pour lui montrer qu’elle prend les choses au sérieux, qu’elle a compris à quel point il est important de maîtriser le terrain où se joue la confrontation. Avec Vinyl, iels s’entraînent l’une l’autre chaque semaine, de ruelle en ruelle, pour échapper aux charges policières. Zoé passe tout son temps avec lui depuis que sa meilleure amie Jasmine l’a lâchée en quittant le lycée du jour au lendemain. Au début, Zoé avait pensé que Jasmine était acceptée dans un établissement plus réputé. Mais elle n’en avait jamais eu confirmation (Jasmine n’avait même pas daigné donner de ses nouvelles). Depuis la rentrée, Zoé a laissé tomber, c’est loin maintenant, il y a plus important. Avec Vinyl, elle a l’impression de ne plus toucher terre, comme si la lutte était une bulle qui les faisait planer d’un bout à l’autre de la ville. Aucun jour ne ressemble au précédent et les rues craquent de trop d’agitation. Les syndicats poursuivent leurs appels au calme, se ridiculisant chaque jour davantage. Les interdictions préfectorales ne font plus reculer personne. Une manif qui n’assumerait pas son illégalité serait une fausse manif.

 

 

Ses parents l’ont à peine questionnée sur ses absences répétées. Elle a vaguement évoqué du travail à rendre pour le cours de biotechnique et le temps passé avec un ami. Malgré les images du lycée occupé qui tournent en boucle pour dénoncer les soi-disant casseurs, le bobard a été gobé sans difficulté. Il faut dire que depuis son licenciement, son père est tellement déprimé que rien ne l’intéresse. Et l’achat de la berline n’a rien arrangé. C’est une des premières générations de voiture à bloc-c, et donc, forcément, hyper chère. Que son père ait pu se faire embobiner à ce point, elle n’en revient pas. La technologie des blocs-connectés est fascinante, mais avec Jasmine elles s’étaient juré de résister à ce délire. Alors Zoé déteste les blocs-c. Elle ne va pas se faire hypnotiser par des sous-ordinateurs qui changent de forme toutes les dix minutes pour vous faire croire que vous possédez dix-huit appareils différents. Elle n’a pas besoin d’un machin qui peut se déployer en journal, en radio-réveil et en carte de géo-localisation. Ou en calculateur embarqué pour bagnole dernier cri (des trucs qu’on n’a jamais eu besoin de faire avec des combis normaux). En comparaison des autres élèves qui s’équipent à qui mieux mieux, Zoé est ultra-ringarde, avec son combi tout plat, un pauvre écran souple de la taille d’une main. Mais elle s’en fiche, elle ne traîne avec personne, à part Jasmine (avant) et Vinyl (maintenant). Et puis, même si elle changeait d’avis, sa mère ne lui filerait pas de quoi se payer un bloc-c. Coincée entre trois boulots pour payer les traites de la fameuse bagnole, le crédit à la consommation et les soins au grand-père, elle n’a même pas une minute pour s’apercevoir de ce qui arrive d’extraordinaire à sa fille unique. Zoé n’espère pas vraiment de la compréhension mais au moins une inquiétude, un passage de savon au repas, pour la forme. Son père se contente de couper la chaîne d’info continue quand elle rentre. Sa mère la remercie gentiment d’avoir pensé à décongeler le repas du soir. Zoé ne voit pas ce qu’elle pourrait partager avec deux légumes pareils. Elle n’a rien à voir avec cette vie-là, leur monde n’est pas le sien, elle ne sera jamais comme ça…

 

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