SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Chapitres inédits

Attention ! Cette rubrique dévoile des éléments importants de l’intrigue de Subtil Béton. Pour préserver le suspens du roman, nous vous conseillons de ne pas parcourir ces pages avant d’avoir fini la lecture du livre…

Lettre de Phaz

Lettre de Phaz qui annonce qu’elle ne viendra pas à la réunion « avenir », quelques semaines après son arrivée dans la cellule clandestine.

PHAZ


Cher collectif,

J’ai décidé de ne pas venir à la réunion de demain soir. Même si ce n’est pas complètement vrai, vous me faites l’effet d’une première fois, comme si c’était ma première expérience de fusion entre « groupe en lutte » et maisonnée. Vous m’intimidez, quoi.

Demain, ça devait être ma première « Réunion Avenir » avec vous. Mais je me dégonfle… et je préfère vous écrire une lettre. Surtout, ne vous méprenez pas : j’ai un peu peur de vous, mais j’ai TRES envie d’être avec vous.

Pourquoi ? On remonte les échelles, on élargit la focale et c’est l’ABSOLU dans ta face. Le chamboulement dans ma tête est d’envergure galactique, au point que ça me donne envie de fredonner un truc un peu solennel pour y mettre de la dérision. Je sais bien que cette réunion doit être le début de quelque chose. Vous parlez de votre installation dans la maison comme si elle datait d’hier. Et je sais bien que vous me proposez de démarrer cette vie avec vous comme si j’étais là depuis le début, depuis un an. Ça me plaît vraiment mais je ne suis pas ici depuis si longtemps. Et ce n’est pas seulement un été d’avance que vous avez sur moi, c’est toute votre histoire collective des maisons d’avant, des manifs, des actions, de l’incendie.

Au moment où je vous ai rejoint∙es, j’avais assez clair en tête les raisons de quitter ma vie d’avant. Je savais que ce serait nouveau, inconfortable, déstabilisant mais pas à ce point-là : en deux mois de vie ici, vous m’avez carrément retourné le cerveau. Là tout de suite, j’aimerais aller droit au but, mais c’est exactement le contraire qui se produit : je pars dans tous les sens, et je n’aime pas ça. J’ai du mal à démêler tout ça… Partons du concret : pour ce qui est des sensations, du décor, là tout de suite maintenant, c’est l’attraction terrestre qui prime. Mon estomac essaie de rejoindre la moquette et j’essaie de dire à la moquette de lâcher mon estomac et à mon estomac de se détendre. Et puis de caler ma respiration sur le bruit de la photocopieuse en bas, COUMPA COUMPA COUMPA. Je suis mal latéralisée. Je ne vous ai jamais raconté le détail de mon lien avec Tor, mais vous avez sûrement compris que ma vie d’avant ne laissait pas trop de place à la politique. D’une certaine manière, Tor m’a sortie d’un rêve. D’une vie où les questions politiques n’existaient pas. J’étais coincée dans un sacré quotidien de merde. Les personnes auxquelles je tenais le plus me glissaient entre les doigts. Et puis Tor m’a embarquée dans le vie collective, la radio, des amitiés qui allaient quelque part ensemble. Première sortie du rêve en fait. Avec tous les événements qui ont suivi, les manifs et tout le mouvement, d’un jour à l’autre, on a pris 400 bornes de distance. Sans trop de raisons, juste parce qu’il fallait choisir où être à ce moment-là. Mais nos routes sont restées bien parallèles et on n’a jamais passé plus de quatre ou cinq mois sans se voir. Je croyais que c’était suffisant pour me maintenir éveillée. Et là tout de suite, c’est vous qui me sortez d’un rêve… enfin, d’un rêve dans lequel je croyais m’être réveillée, d’un rêve dans le rêve du coup. Pas facile de relire les années écoulées, de poser un postulat valable sur le sens de ma vie ici. C’est fou comme ma trousse arc-en-ciel va bien avec la couleur de la moquette, non ? Le sens de ma présence ici. Ici de façon générale. Des fois, ça s’empile bien, on dirait des petites briques en plastoc, un jeu de construction facile. Des fois non. Des fois, ça sent l’imposture. C’est bizarre le sentiment d’imposture. L’impression de surjouer nos rôles, mécaniquement, de se rassurer en se raccrochant à des stéréotypes, de se raconter des histoires sur ce qui est important alors que la vie est ailleurs, très différente, beaucoup plus plate et terne, beaucoup plus intense et complexe. Et puis j’ai toujours la mauvaise idée de chercher ce qu’il y aurait derrière le décor de façade : il n’y a rien. Le vide. Pourquoi faire ça plutôt qu’autre chose ? Des grands panneaux de bois, des fenêtres qui donnent sur des murs en briques, encore des clichés de vieux films.

Et j’ai peur de vous effrayer : « Et voilà, encore une dépressive, est-ce qu’on a vraiment besoin de ça ?… »

Merde ! Le néon, s’est encore éteint. Oui, je sais, il faudrait que j’aménage un peu mieux ce grenier. Si vous avez envie de me donner un coup de main, je m’y mets mercredi prochain. Ça tente quelqu’une ?

Bon, hé, sérieux-là, j’ai comme l’impression de faire une lettre de motivation. Ouais non, pas motivation, explication. Parce que je suis à moitié à côté de mes pompes et que je n’arrive pas à me décider à venir à cette réunion. Parce que j’ai du mal à remonter le fil de ces derniers mois et à en déterminer le sens. Est-ce que quelqu’un∙e saurait m’expliquer ce que je fabrique depuis mon arrivée ? Pour tout dire, j’en veux à Tor de ne pas être là pour me présenter à vous. Et je me demande ce qu’elle vous a raconté pour que vous soyez toutes si distantes et prévenantes à la fois. En fait, c’est ça qui me déstabilise, votre mélange de tendresse et de dureté. Vous m’entourez, me palpez, me soignez et la seconde d’après, nous sommes une cellule en lutte, préparant dans le silence une action, dont je n’arrive pas à mesurer les risques. Votre gentillesse me donne mauvaise conscience, j’ai l’impression de merder. Des fois, je me dis que vous m’aimez bien juste parce que j’ai réparé la voiture, ou que j’ai bricolé le système d’étendoir à linge dans le garage. Des fois je me dis que c’est déjà pas mal. Des fois je me dis que c’est n’importe quoi et je culpabilise de penser ça. J’essaie d’arrêter de me poser ces questions-là. Je me sens nouille nouille nouille. Et encore plus nouille de me sentir nouille. Tiens, j’aurais qu’à cuisiner des coquillettes ce soir, ça fait longtemps non ?

Bon, je pourrais en écrire trois tonnes. Mais j’essaie de ne pas tricher et de dire où j’en suis juste là, mon estomac sur la moquette fuchsia (c’est beau, hein) et le sens qui ne vient pas, comme si j’étais absorbée, attirée par le trou noir de mon ventre (moquette / trousse / fuchsia / beauté). J’ai l’impression de vous écrire un mail. C’est pour expliquer que mon absence est une présence, j’essaye de contrer l’imposture, j’essaye de me préparer pour être là la fois d’après. Et je vous fais confiance pour cette fois. Décidez ce que vous voulez, je suis partante, je suis incapable de prendre ces décisions avec vous mais je signe dans le fou !

ROH PUTAIN LE FLOU. C’est la pénombre, néon foireux. Je vous jure, la prochaine fois je suis là, je vous parle de radio, de révolution, de liens affectifs et de tout le reste, j’ai envie.

BON. BREF. FIN. Fumer une clope.
J’ai perdu mes clopes, un paquet bleu.
C’est con, le bleu électrique et le fuchsia, c’est pas mal, comme association.

À tout de suite, quoi.

 

 

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