SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Chapitres inédits

Attention ! Cette rubrique dévoile des éléments importants de l’intrigue de Subtil Béton. Pour préserver le suspens du roman, nous vous conseillons de ne pas parcourir ces pages avant d’avoir fini la lecture du livre…

Repas de famille

Où Susie, retournée en ville, rend visite à ses parents.

SUSIE

Il y a eu le mouvement, la grande répression, la maison en bord de campagne. Années de silence : je n’ai donné aucun signe à ma famille. Trop dangereux, trop décalé, silence. Mon grand-père est mort pendant mon absence. Je n’étais pas loin pourtant. Et puis il y a eu le lycée et l’assemblée des mal-logéEs. Nous étions dans la même ville, elleux et moi, et l’envie d’avoir de leurs nouvelles me tiraillait. Un jour, j’avais attrapé ma mère sur le chemin de son travail. C’était il y a 1 an et 2 mois, matin de novembre. Elle m’avait serrée dans ses bras en pleurant. On n’en a pas plus parlé que ça. Nos relations se sont immédiatement re-ritualisées : je téléphone une fois tous les deux mois pour prendre et donner des nouvelles, ça m’occupe au moins une demi-journée, le temps de traverser la ville, trouver un endroit adapté, faire des tours pour déjouer les filatures possibles, improbables, invisibles. Je glisse vite fait quelques mots rassurants, oui ma santé, oui le travail, non ça va je m’en sors financièrement. Ils me parlent du jardin, de leurs rendez-vous médicaux, de machin ou bidule qui est mort, oui bidule, tu te souviens ? Pas de quoi recoller les morceaux. Tout au plus tromper l’absence. Ils ne me manquent pas vraiment. Relation polie, épisodique. Et pour cet premier noël de retrouvailles, j’ai craqué : j’ai accepté de passer trois jours avec eux chez les grands-parents, mon père et ma grand-mère sont tous les deux né-es dans la première semaine de janvier, alors on cumule les anniversaires, pratique…

 

 

C’est donc ce qu’on appelle un noël en famille. 3, 4, 5 janvier 2042. Moins de chances que ma famille soit surveillée une fois les fêtes passées, le risque est pris. Tout le monde joue le jeu du décalage au premier week-end de la nouvelle année : « Notre bonne petite est toujours aussi dévouée, en plus du travail au lycée, elle réserve toutes ses vacances aux enfants de l’orphelinat du Beauregard ». Je sens bien que ma grand-mère n’y croit pas, qu’elle s’amuse de mes mensonges avec tendresse et espièglerie au coin des yeux. Tout le monde acquiesce, illes acceptent le marché : quelques jours de théâtre pour payer le silence des six mois à venir. Répondre à leurs attentes en surface pour qu’illes me laissent tranquille en profondeur. Jouer la bonne fifille, les RA-SSU-RER. Mais oui, mais oui, illes ont été de bons parents, de bons grands-parents. Tout le monde a tenu son rôle, je suis équilibrée, droite dans mes bottes, je sais où je vais, sais ce que je dis, vais ou je veux, et vais très bien, merci, merci. On se regarde un peu en chien de faïence quand même. Ma mère, ma tante et ma grand-mère, mon père et mon oncle, et les cousins et leur conjointe, toute la famille attablée. C’est Noël, courage.
L’éternelle répétition du menu. Huître-dinde-bûche, marrons et pommes-noisettes pour ceux qui n’aiment pas. J’avais réussi, il y a des années à faire passer pour une fois l’idée d’un réveillon végétarien, le retour de bâton a été redoutable : l’année suivante a vu une débauche de viande. Cette année nous sommes deux végétariennes avec Fanny, la nouvelle copine de l’aîné de mes cousins, Franck. Nous aurons donc un menu à part, des pommes noisettes carotte-cumins-patates. Sa présence me trouble un peu, elle a l’air chouette… J’aimerais lui demander ce qu’elle est venue faire dans le piège de ce réveillon, de cette famille et d’une relation avec lui. Mais la famille entière semble liguée pour faire d’eux une entité indistincte « Bah tiens Fanny, assieds-toi à côté Franck ». Je n’arrive pas à l’atteindre. Et tout le reste. L’éternelle polémique quand Franck qui a un peu bu se vante de rétablir l’ordre, d’agir lui au moins, parce qu’il paye des impôts pour ça et que, même, une fois, il y a longtemps, il a voté pour l’extrême-droite, « histoire de les secouer un peu ». Et ça s’engueule sur l’insécurité de la banlieue, Fanny regarde le fond de son assiette comme si une des petites boules allait fuguer. Mon père me regarde moi, je n’ai encore rien dit. Lui non plus, mais je sais ce qu’il nous prépare. Lui aussi il a un peu bu… va-t-il sortir sa petite ritournelle anti-communiste si tôt dans la soirée ? Oui gagné : « Et toi ma chérie, qu’est-ce que tu en penses ? Les soviets, ça ne marche pas, hein, on l’a bien vu avec les russes. Les grandes idéologies, la révolution, tout ça, c’est fini, bien fini. » Je ne réponds rien. Si je répondais, je cesserais d’être la « bonne petite ». Mon collègue du lycée, le prof-de-géo-chic-type m’avait proposé de venir avec moi « Tu pourrais prévenir que tu viens accompagnée et m’emmener avec toi, comme ça, double effet : tu ne serais plus toute seule au milieu de l’arène, hop, et ils te laisseraient peut-être tranquille avec cette stupide histoire de mariage ! ». La proposition m’avait séduite un instant mais j’avais refusé « Je n’ai pas très envie que ma famille s’immisce plus loin dans ma vie, ils sont facilement envahissants. Bien essayé… mais ton plan huîtres tombe à l’eau ! ». Bien sûr, je n’avais pas très envie non plus de le faire rentrer dans ma vie : cela aurait signifié que je devais augmenter la part de mensonges avec lui aussi. Mais ça, je n’allais pas le lui dire.
Et si il était venu ? Je l’imagine, là tout de suite au milieu de notre assemblée désordonnée… Nous sommes assis côté à côté, suivant silencieusement les discussions, elleux ne se rendent même pas compte de notre silence, se coupent la parole et parlent fort. Serait-il un bon complice ? Se tairait-il en me voyant silencieuse ? Peut-être déciderait-il au contraire de s’improviser en « gendre entreprenant », impertinent et séducteur, une sorte de stratégie du choc frontal tout en sourires. Il moucherait Franck et mon Père une bonne fois pour toutes, choquerait carrément mon grand-père qui s’enfermerait dans sa superbe et ferait sourir toutes les femmes de la famille. Beurk, le gendre idéal dégueulasse, contente d’avoir dit non.
Et pia pia pia, et ça recommence l’éternelle discussion, conjonctures de bas étages sur le problème de la sécurité dans la Franco, et les fraudeurs et le reste. Il faut croire qu’on n’a vraiment rien à se raconter d’intéressant dans cette famille. Fanny lève enfin les yeux de son assiette. Je pourrais lui proposer d’aller boire une bière en douce dans la cuisine ? Mais la fenêtre se referme déjà : Fanny détourne ses yeux des miens, je reste amorphe, impuissante.
Je me réfugie dans la fameuse cuisine, lieu subversif s’il en est, pour faire un brin de vaisselle, préparer deux trois broutilles pour la suite… refuge classique, déjà occupé par ma mère et ma tante. Trois « terroristes » ont été arrêtés la semaine dernière sur un barrage routier, la radio déblatère des conneries, ma mère m’accueille par un « Tu les connais ? » « Ben non, mais c’est n’importe quoi, tu sais… ». Comment lui dire « Tu sais, même si je les connaissais, je ne te le dirais pas… » ? Le commentateur n’a pas mentionné leurs noms. Si ça se trouve, je les connais. Ding ding dong, la radio sonne le changement de sujet, toutes les 8 secondes, changement de sujet de conversation, je retourne à table, situation inchangée.
Après le repas, ça se détend quand même. On sort fumer, entre « filles », ma mère, ma tante, ma grand-mère. Fanny est allée se promener quelques heures avec Frank mais on évite de faire des commentaires sur elle ou sur leur couple, soulagement. Conversation calme, on ne se coupe pas la parole, parfois même des silences planent et c’est agréable. Retour dans le salon, je tape dans le dos de mes cousins, on parle du travail. Regards bienveillants quand j’annonce que, pour l’instant, je suis secrétaire mais je recherche quelque chose de plus intéressant. Je refile une compile interdite de « ze clach » à mon autre cousin sur son nouveau téléphone ipod-truc-tactile. Un bout de complicité avec chacun-e sur ce qui l’intéresse. On me fait des compliments sur mon nouveau style vestimentaire, le maquillage me va bien. Je propose de faire un jeu pour que tout file. La fluidité même. Mon grand-père m’appelle la « plus gentille » toutes les trois minutes.
Au final, toute cette mise en scène ne me pèse pas tant : je suis quand même contente de les voir. Et puis, au point où j’en suis, il est plus facile de se taire que de trier ce qui est racontable ou non. Et là soudain, mon cœur se pince d’émotion, moitié pour eux, moitié par quelque chose d’autre. Comme si j’étais appelée par mon autre famille, celle en perpétuel mouvement, celle un peu abîmée, un peu bancale, de mes camarades de lutte et de vie. Celle-là me manque, non pas deux fois par ans, mais au quotidien. Leurs défauts, leurs vieux rôles institués, leurs tendresses et leurs folies. Comment ça va à la maison ? Depuis que je retourne aux réunions du port et que je fais les aller-retours avec le campement, ça me reconnecte d’une certaine manière mais ça me fait aussi éprouver plus concrètement la distance. Il y a quelques jours, Vinyle a essayé de se suicider : un mélange médicaments-alcool. C’est Théa qui l’a trouvé. Elle a tout de suite appelé Pé, de l’assemblée des mallogéEs qui a été infirmière pendant longtemps. Pour le physique, elle a dit qu’il fallait attendre, qu’il allait dormir un bon moment. Pour le reste, toute la maisonnée est restée tassée quelques jours, à prendre soin les unes des autres, à beaucoup parler, à veiller Vinyle et à préparer le retour d’Onik. J’ai réussi à expliquer à Théa que je n’arrivais pas trop à exprimer mes émotions mais que j’avais quand même vraiment envie de ne pas faire comme si de rien n’était, dans ma petite colloc’ de centre-ville. Théa m’a répondu que tout le monde s’attendait à ce que je leur dise ça. Et ça m’a touchée, « Ben oui ma vieille, à force on te connaît un peu, tu sais ! ». Elle m’a promis d’en parler aux autres et de m’inviter pour une bonne bouffe, un truc pour réveiller les morts et se réjouir ensemble. La tentative de Vinyle me renvoie à toutes les morts auxquelles les ami-e-s n’ont pas échappé. Et j’ai soudain hâte de voir Claude – c’est quand même l’ancêtre la plus classieuse de l’assemblée des mallogéEs – j’ai envie de l’entendre rouspéter des trucs choquants du genre « À côté de ça, les années sida, c’est du pipi de chat ! ». À l’usage, il me semble que je supporte encore mieux les morts par suicides ou par héroïsme politique que celles des « années cancer, y’a rien à faire ». Mais, dans tous les cas, c’est la colère qui prime sur la tristesse, merde : ça fait chier ! Ça fait du bien de râler.
Quand Théa est venue me prévenir pour Vinyle, elle était en colère aussi, mais avec un mélange de tendresse déroutant, et à travers ses mots, l’affection à tous les autres. Une fois l’histoire de Vinyle racontée, elle a enchaîné, l’air de s’excuser parce qu’elle rapportait deux mauvaises nouvelles d’un coup : « Et puis sinon, Jeanne s’est fait agressée par un type à l’intérieur du squat, elle lui avait dit un truc « trop féministe », il lui a sauté dessus et a essayé de l’étrangler. Bon, elle était fort choquée sur le moment, mais maintenant, elle va bien. On a foutu le type dehors, mais on n’est pas contentes de ça non plus ». J’ai soupiré bien fort : « … Tu sais quoi ? Pour une fois, personne n’est mort ! Alors on va se dire qu’à partir de maintenant, tout le monde va s’en tirer. On ne va pas dégringoler comme ça pour l’éternité ! ».
J’aimerais partager toutes ces émotions, cette colère et cette tendresse. Dommage que je ne puisse pas parler de mon autre famille à ma famille. Dommage que tout soit si compliqué.

 

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