SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Chapitres inédits

Attention ! Cette rubrique dévoile des éléments importants de l’intrigue de Subtil Béton. Pour préserver le suspens du roman, nous vous conseillons de ne pas parcourir ces pages avant d’avoir fini la lecture du livre…

Gravité

Où Zoé se confronte à la gravité, sur un coin de trottoir...

ZOÉ

Zoé se glisse sous la pluie fine en direction de leur maison (à elle et à ses parents).
Quand elle allait encore au lycée elle faisait le trajet quotidiennement. Mais après la Dispersion, elle avait complété son bac par correspondance avant de s’inscrire (toujours à distance) en fac de biologie. Ses balades se limitent à faire des tours à l’intérieur d’Iselin. Elle structure le reste de ses journées entre les études, son petit boulot à domicile et les vieux bouquins de SF de sa mère. Elle caresse chaque fois les pages jaunies comme des reliques de l’ancien monde, bizarrement émue de réaliser que sa mère les a parcourues au même âge qu’elle. Un surtout, la couverture en ciel étoilé avec quelques planètes, comme encagées dans des anneaux croisés et multicolores. Et le titre dans un cadre brillant, L’anniversaire du monde, de Ursula K. Le Guin.
Côté travail, Zoé est beaucoup moins enthousiaste. Après des dizaines et des dizaines de candidatures infructueuses, elle a fini par décrocher une mission de téléphoniste pour Médipole, une agence de distribution de médicaments à domicile. Le poste est renouvelé de semaine en semaine, et son salaire varie en fonction de ses performances. Ça lui prend entre quatre et cinq heures par jour alors qu’elle a signé pour deux heures trente. Elle a vu son père faire ce genre de boulot pendant des années et n’a pas l’intention de finir lobotomisée comme lui. Mais de toute manière elle n’a pas vraiment de vision d’avenir, elle s’en tient à la survie, un jour suivant l’autre.
Une à deux fois par semaine, elle s’extirpe du quartier pour rendre visite à Vinyl.

 

 

Zoé s’imbibe de la pluie. Elle se demande si elle va se déchirer comme un morceau de carton ramolli ou bien carrément se dissoudre comme du sucre sale dans un glaviot de bave. Elle sort tout juste de chez Vinyl (de chez sa sœur en fait). Ses jambes la soutiennent difficilement. À chaque fois qu’elle cligne des yeux, des larmes coulent sur ses joues et se mélangent à la froidure de la pluie. Elle pose une main contre un mur rugueux. Métaphore exacte de cette ville (froide, douloureuse). Elle colle son dos au crépi et laisse onduler ses jambes cotonneuses.
Comme chaque fois, le regard de Vinyl s’est attaché au sien quelques instants. Le temps d’un bonjour blasé, d’un battement de paupières en signe possible d’amitié, avant de replonger dans son combi comme si Zoé était occupée à autre chose. Vinyl n’a pas souri, il n’a pas parlé ni pleuré, il a à peine bougé.
Elle sent un vide écœurant lui envahir la bouche, comme une sensation de chute et de bascule, de vrille molle en forme d’impasse, flapie et amère. Un drôle de contraste avec le temps de l’extérieur qui file droit, comme la pluie (trois ans déjà).

 

Sous la pluie, Zoé se dit alors que tout tombe. Peut-être bien que le sens de tout, c’est la chute, vers le bas. Tout en se disant cela, elle essaie de se persuader qu’elle garde les pieds sur terre. Mais ses pieds sont tellement sur terre qu’ils y sont collés, tout son corps est attiré par le trottoir. Le sentiment de gravité est aigu. La gravité devient le concept auquel se réduit toute la logique du monde.
Elle se dit que si on ne veut pas laisser tomber les choses, il faut les retenir. Quand rien ne retient les choses, elles tombent et se cassent. Zoé se demande ce qui la retient encore à Vinyl. La loyauté ? La pitié ? Quelques mois d’amitié intense contre trois ans de rien… Elle est venue, semaine après semaine, lui raconter ce qui se passait dehors, ses tentatives, ses espoirs et lui qui grommelait en boucle de cyniques monde de merde et tous des cons. Elle a tenté la combi-diversion la plus basique, en lui proposant de suivre des tournois de sports en tout genre, des humoristes à deux balles et des vidéos de chats-cascadeurs. Elle a tenu sa main, lui a offert des fringues, lui a fait des dessins, lu des poèmes. Monde de merde, tous des cons, monde de merde, tous des cons, monde de merde, tous des cons… Même pas le début d’une rime, juste un tac-tac régulier.
Il était une fois, dans un pays lointain, il y a très très longtemps, dans une autre galaxie au fin fond d’un univers vaguement parallèle, une perche et un chat qui faisaient binôme d’émeute et d’assemblée. Illes avaient mélangé leurs mots rimés et leurs bulles irisées… Monde de merde, tous des cons… Cela fait si longtemps que la mémoire a fini de dégringoler. Les souvenirs atomisés, plus rien ne la retient à son ancien ami.
(Immense fatigue)
Zoé se demande ce qui se passe dans sa vie. Elle se dit qu’il ne se passe rien rien rien. Elle se dit que le monde entier s’est cassé la gueule et gît à ses pieds, gros débris éparpillés mêlés à la poussière de cendre.
Est-elle condamnée à perdre ses ami·e·s ? Jasmine qui s’enfuit. Vinyl qui déserte la vie. De plus en plus souvent, Zoé lui en veut. Mais comment en vouloir vraiment à un ami qui souffre ? Elle aussi elle souffre ! Vinyl a été traumatisé trois ans auparavant, c’est entendu, et elle alors ?
Après le choc de l’intervention militaire et des trois lycéen·ne·s assassiné·e·s, elle avait continué. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? À l’époque, le mouvement prenait encore de l’ampleur. Et puis la Dispersion était venue. Plusieurs jeunes du lycée avaient été pointé·e·s comme les cerveaux de la subversion, poursuivi·e·s pour atteinte à la sûreté de l’État et condamné·e·s à des peines particulièrement lourdes. Entre avril et juillet 38, vingt-sept mille personnes avaient été emprisonnées. Des dizaines étaient mortes. Des centaines portées disparues. Dans l’été, à l’échelle de toute la Franconie, entre dix et quinze mille personnes avaient été expulsées ou enfermées en Centre de Rétention et d’Assimilation. Zoé avait digéré cent traumatismes pendant que son ami restait suspendu au premier.
Maintenant, c’est de nouveau l’automne. Et c’est au tour de son estomac de se décrocher. Mais il y a peut-être un espoir, parce que ça tire au fond de son ventre, non pas vers le bas, mais vers le haut, pour envoyer au ciel le peu de choses qu’il contient.
Elle se plie en deux, tousse et vomit un liquide jaunâtre.
Son aigreur remonte en colère.
Ainsi, les choses peuvent remonter.
Elle n’a plus envie de rester dans cette ruelle devant la flaque de vomi qui se dissout dans l’eau de la rigole.
Elle se concentre en espérant que ça aidera les coins de ses lèvres à s’aimanter aux nuages plutôt qu’au trottoir (rictus forcé).
Depuis trois ans, Vinyl la laisse se précipiter au sol et s’y écraser comme une bouse, indifférent.
Elle n’a plus envie de continuer comme ça. Elle n’en peut plus de prendre soin de lui.

 

Lire l’inédit suivant
Revenir à l’inédit précédent
Revenir au sommaire des inédits