SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Chapitres inédits

Attention ! Cette rubrique dévoile des éléments importants de l’intrigue de Subtil Béton. Pour préserver le suspens du roman, nous vous conseillons de ne pas parcourir ces pages avant d’avoir fini la lecture du livre…

Une nuit

Où Susie rejoint quelques complices…

SUSIE

Préparation silencieuse, nous sommes tapies dans l’ombre, Masquées. La silhouette d’Onyk se détache nettement en dessous du lampadaire, au coin à gauche. J’ai beau savoir que c’est elle, j’ai un peu de mal à l’identifier dans son costume de fille de bonne famille attendant un taxi. La rue n’est pas encore déserte, et son poste d’observation permet d’anticiper l’arrivée de voitures. Il ne s’agirait pas de se retrouver face à face avec une patrouille, ou un citoyen flic. Je sens la tension de Marianna, à mes côtés. Regards de Concentration, respiration calme ralentie. La pression qui monte, j’essaye de ne pas prêter attention aux signaux de mon cœur qui bat plus sourdement, à l’envie de chier, qui caractérise l’influence de l’adrénaline dans mon corps. N’empêche c’est relou ce truc, un jour, il faudra que j’essaye de voir ce que ça donnerait, à jeun. Petit doute à l’idée de déchirer le silence, après. En attendant son signal, je continue à observer les balcons qui me font face, guette les cages d’escaliers, au cas ou quelqu’un-e sortirait des bâtiments les plus proches.
Nous sommes seules à présent, Onyk nous fait signe. C’est Marianna qui s’approche la première, et tague un « Médias-flics, collabos ! ». C’est à mon tour, trois pas pour me rapprocher de la vitrine, lever la masse que j’avais déjà en main, et faire tomber les quatre vitrines. Les salarié-e-s de cette antenne du journal local le plus lu, vont faire une drôle de gueule en arrivant, demain. Pas le temps de rêver, Marianna m’attend, nous marchons un peu avant de nous changer également. Redevenir des filles, insoupçonnables. Arrivée d’Onyk, un peu essoufflée d’avoir hâté le pas pour nous rejoindre.
« J’aime beaucoup ce que vous faites »
Elle me passe le bras autours des épaules : « On s’arrache ? ». Ça fait déjà quelques fois que nous partageons ce genre de moments, avec Onyk. Une série d’attaques contre des médias ou des partis qui avait commencé par l’envie partagée d’aller écrire notre rage sur les murs de la ville. Ces moments nocturnes ont trouvé leur place dans nos quotidiens surchargés par la vie collective, au port, tranquillement. Cheminement lent, attentif, avancer sans mettre la pression sur l’efficacité, en essayant de prendre en compte nos peurs, doutes, envies. Longues discussions sur les cibles qui nous sembleraient les plus pertinentes, la question des revendications. Revendiquer des actes pour les mettre en lien avec notre lutte en cours, lui donner encore d’autres dimensions et rendre plus palpables la cohabitation entre des moyens d’actions différents, puisque l’assemblée fonctionne sur le principe que c’est la multiplicité de ces moyens d’actions et de la solidarité aux personnes qui se feraient arrêter… Ne pas mettre en lien, favoriser l’idée d’un climat social de conflictualité latente, et peut-être réussir à brouiller les pistes, vis-à-vis des flics ? Nous avons beaucoup réfléchi avant d’inviter Marianna à l’action de ce soir. « On pourrait arrêter de chuchoter, à un moment, non ? »
J’aime qu’on prenne au sérieux ce qu’on fait sans ce prendre au sérieux, nous. Parce qu’en peu de temps il y a eu trop d’épisodes ridicules, trop de poisse pour se prendre réellement pour des héroïnes masquées, furtives et rapides comme le vent. « Je me demandais si vous pouviez vraiment me voir.
— C’était un peu loin, oui. »
J’aime l’idée que ces moments d’attaque, sont reliés par le quotidien de la vie partagée, par des moments d’assemblées, d’écritures de textes, par des soirées cinéma et discussions sous la couette. Que cette attaque, offensive, se nourrisse de tellement de moment différents. Qu’il n’y a pas d’urgence, c’est nous qui fixons nos temporalités. J’aime aussi la fluidité de l’organisation en petit groupe. Ça me permets de me sentir plus tranquille quand les réunions de notre grand groupe traînent en longueur, s’enlisent.
Nous approchons du port, pause ultime pour finir d’exprimer nos sentiments, ressentis, avant de rentrer « à la maison ». Le jour se lève, Onyk et Marianna se pressent derrière moi. Avancée à tâtons dans le couloir, tentative de discrétion qui se solde par la chute du tabouret maudit qui permet de retenir la porte du salon. « Merde ». fou rire étouffé. Légère euphorie d’un retour sans encombre.

 

 

« À tout à l’heure » Craquement du parquet, allumage de lumière, soupir de soulagement… léger toc-toc « Entre » (comment ça entre ?) je tourne la tête, Théa passe par l’entrebâillement, ferme précautionneusement la porte derrière elle, s’assoit sur mon lit, tasse de tisane entre les mains. Cette faculté qu’elle a d’être installée comme si elle était là depuis des heures, fascinante. Attente, colère sourde, foudroyante. Je prends le temps de me changer, et m’assois face à elle sur le fauteuil rouge à poils longs, élément esthétique incontournable de cette chambre désordonnée. Laisse arriver les mots. « Tu devais rentrer plus tôt… »
Léger ton de reproche. La fin de sa phrase se perd dans les volutes d’eau chaude. « Ça a duré plus longtemps que prévu.
— T’ aurais pu prévenir, quand même, je t’ai attendu toute la nuit. Elle lâche ça vite, entre ses dents. Aucun moyen de savoir si tu étais partie danser ou en action, de décider si je devais appeler l’hosto ou la morgue, ou si je devais me préparer à une perquisition pour dans trois heures, faire semblant de ne pas te connaître… Je n’en peux plus de m’inquiéter pour toi, passer ma vie à t’attendre, avoir l’impression qu’un drame peut arriver en permanence…”
— Arrête ça tout de suite.
— Tu ne peux pas me demander de ne pas m’inquiéter.
— Je t’avais dit que ce s’était une soirée tranquille. »
Je lui ai répondu trop sèchement, le ton monte, se durcit, nos chuchotements sont encore suffisamment bas pour la maison endormie, mais s’entrechoquent dangereusement. Engueulade sur la pointe des pieds.
« Je ne te demande pas de ne pas t’inquiéter, de ne pas voir que je ne suis pas là, mais je te demande de me faire plus confiance, quand je te dis que c’est une soirée tranquille, ça n’est pas pour me la péter. Tu peux te dire que je ne
prends pas beaucoup de risques.
— Comment je te fais confiance quand je n’ai aucune idée de ce que tu fais, du sens que tu y vois, de l’organisation prévue en cas de problèmes.. Comment je te fais confiance, quand je ne sais même pas avec qui tu t’organise….? J’ai flippé pour toi, c’est tout. »
Elle se redresse un peu, passe son pied droit sous sa fesse, entoure son genoux gauche d’un bras. Bois une gorgée de tisane. Je croise son regard. Ça me soulage un peu.
« Non ce n’est pas tout. Au fond tu penses que je fais de la merde.
— Mais non… »
Silence… tchrr tchrrr elle a attrapé un papier dans la poubelle, le déchiquette consciencieusement en fin morceaux…. arrive au seuil critique, bouts trop petit pour les découper encore…. elle me regarde en dessous le nez. Reprend : « Je sais pas comment dire… tu sais … si au moins vous faisiez des sabotages un peu massifs…si vous arriviez à revendiquer certains de vos coups… je veux dire, là comme ça, vous nuisez à personne, excuse moi mais obstruer trois serrures ou saborder une caisse de keufs… Vous risquez juste de vous faire serrer et de finir au trou, pour une action dérisoire.
— Tu ne peux pas me faire ce repproche-là, tu ne peux pas déplacer la question comme ça et utiliser l’argument de la stratégie ou de l’efficacité pour dire que ce type d’action n’a pas de sens. Si on avait trouvé des moyens efficaces on en serait pas là, ni toi ni moi. Et tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, revendiquer ou pas, tu as qu’à t’organiser pour les faire, toi, les sabotages massifs…. Par contre tu peux dire que tu en as marre de t’inquiéter comme ça, que tu ne voulais plus vivre avec cette incertitude-là.
— Ouais ouais, et faire rupture avec toi… Te demander de changer ta façon de lutter ou de quitter le collectif ? Et après tu partirais vivre de folles aventures ailleurs, et moi, je resterais en me sentant coupable de t’avoir exclue, trop nulle d’avoir exprimé mes angoisses… Super programme. »
Elle a raison. Je ne suis pas sûre que si on habitait plus ensemble, je continuerais à passer du temps ici, avec elles toutes. Je passerais sans doute de moins en moins les voir, nos relations s’estomperaient au fil des jours, jusqu’à disparaître.

 

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