SUBTIL BÉTON
les Aggloméré·e·s

Un roman d’anticipation fabriqué à plusieurs mains.

Chapitres inédits

Attention ! Cette rubrique dévoile des éléments importants de l’intrigue de Subtil Béton. Pour préserver le suspens du roman, nous vous conseillons de ne pas parcourir ces pages avant d’avoir fini la lecture du livre…

Tempête dans ma tête

Pedro, après l’annonce de l’exécution de Tor, part faire un tour…

PEDRO

La tempête se lève dans ma tête. Les larmes jaillissent instantanément de mes yeux. On arrête la partie, immobiles sur nos chaises. Soudain, tout le monde est là. Quelqu’une apporte du chocolat, beaucoup de chocolat, jeté au milieu de la table et des cartes éparpillées. Tout s’éparpille, les cartes sur la table, les tablettes de chocolat, mes idées, mon corps. Sterne distribue les petits carreaux bruns, plusieurs par personne, en faisant et refaisant le tour silencieusement. Dudu s’assoit sur mes genoux, je n’ai pas très envie, mais je ne dis rien, on s’enlace quand même. Le monde se disloque, les éléments s’écartent les uns des autres. J’enfourne le chocolat, ma bouche est pâteuse. Quelques phrases, des visages, des gestes tristes et renfermés : conversations décousues, des bribes, des miettes, un conciliabule avec Dudu : pour lui expliquer calmement. Des envies de faire un grand feu, un défilé funéraire avec des fumigènes, quelque chose de très silencieux et très visible. Mais on ne peut pas. En clandestinité, on est interdits de rituels.
L’exécution de Tor est un violent rappel à l’ordre, rien ne tient vraiment le coup, nous construisons des châteaux de sable : la fuite de maisons dont il ne reste rien, la perte d’Onik, la souffrance de son frère, la négation de Koma dans la fiction de Susie, la dissolution de notre passé dans cette clandestinité. Et la mort. Depuis combien de temps la détenaient-ils ? Et quelles traces reste-t-il de Tor, de sa vie, de ses bravoures ?
Nous restons plusieurs heures comme ça, à nous dire tout et rien. Et soudain, j’ai besoin de partir loin, tout de suite.
« Je dois faire un tour, j’ai besoin d’être seul, je vais à la plage.
— Ne fais pas n’importe quoi, Pedro.
— Je fais juste un petit tour. Je reviens avant la nuit, c’est promis. »
Tout le monde le sait : personne ne le dit : partir en virée c’est risquer l’arrestation. Je m’éloigne sans un mot, ramasse un vélo et pédale vers le bord de mer. J’ai besoin de mettre mes pieds dans le sable, de regarder les mouvements du ressac. Pourquoi n’allons-nous pas plus souvent à la mer ? Nous sommes comme ces gens qui vivent au pied des montagnes et ne les gravissent jamais.

 

 

La chaîne de mon vélo frotte sur le cache, au rythme des coups de pédales : schling schling schling. Il y a un tel silence dans ma tête. On dit le silence avant la tempête ou après la tempête ?
Ma bouche est encore pâteuse du chocolat. Questions et réponses sont épuisées. Rouler, continuer à rouler même si je voudrais m’arrêter, repleurer, crier un bon coup. Rencontrer un inconnu et tout lui raconter, pleurer encore, en lui tenant les mains. Non, surtout pas : je dois avoir l’air d’un cycliste du dimanche normal perdu entre ville et campagne. Deuil clandestin. Schling schling schling du pédalier. Le paysage se solidifie et s’étend, il absorbe le décor verdoyant et laisse peu à peu place à des bâtiments épars. Je file le long des barres d’immeubles qui se dessinent, parfaitement rectilignes. Au loin, un bruit de sirène, je m’accroche à mon guidon, le regard droit devant : je me suis trompé : les éoliennes du bord de mer s’éloignent au lieu de se rapprocher : la route qui descendait vers la mer bifurquait bien avant. Je longe une avenue inconnue, je croise des passants. Ma tête tourne.
Et le barrage policier surgit de nulle part au milieu du boulevard. Panique : je fais n’importe quoi : je vais me faire coincer : je suis déjà quasiment dessus. Sainte Calamare des profondeurs, Sainte Patronne des clandestines, je me suis trompé, par pitié, laissez-moi rentrer chez moi !
C’est la folie des pédales, elles m’échappent, une force m’attire vers l’attroupement, vers l’effervescence inhabituelle qui grandit des deux côtés de la barrière. Merde, faire demi-tour maintenant serait totalement suspect. Arrêt du schling schling schling. La masse de gens agglutinés de part et d’autre est prise de convulsions : elle se déforme en d’inquiétants soubresauts, des borborygmes s’échappent, cris étouffés et rumeurs sourdes, gargouillis de protestations qui enflent jusqu’à devenir un grondement courroucé et continu. Je n’ai pas vu autant de monde d’un coup depuis un siècle au moins. Il y a beaucoup de femmes et d’hommes et d’enfants, la plupart chargées des cabas qu’elles doivent rapporter du Bonmarché, tendues par la menace des confiscations au barrage.
Et soudain, je crois apercevoir Tor. Un profil, une allure, un accessoire. Je m’approche mais ce n’était que mon imagination qui prenant le dessus.
La masse vivante grossit toujours, grouillante et furieuse, comme enveloppée dans une cape à larges bords : la surface sombre d’une mer de chevelures, de dos, de nuques, de mains tendues. Je dois me tirer de là : interdiction de me faire arrêter : je n’ai pas la force d’une fouille au corps. Je n’ai même pas la force de penser à ce qui pourrait m’arriver… La foule gonfle et se déverse. Au plus intense de ces vagues pleines d’écume, une femme crie plus fort : « Lâchez-le ! Mais lâchez-le, bande de fumiers ! »
Il y a trois flics en civil, visages fermés, chemisettes fripées, cachant à peine les blocs-c jaunes des FoPU et les menottes accrochées à leur ceinture. Mal rasés mais crânes rasés, chaussures de marque et casquettes délavées. Ils se sont glissés discrètement au milieu des flots, se sont introduits dans la foule par derrière, ceinturant un gamin et lui passant les menottes en quelques secondes. Le père écarquille encore les yeux, n’ose pas crier mais la sœur n’hésite pas un instant : « Hé, vous faites quoi ? Touche pas à mon frère. Hé, tu fais quoi ? Tu fais pas ça, connard ! »
Elle pousse son ventre gonflé en avant, se pend à leurs bras musclés. Les autres se pressent, s’agglutinent, font écho à ses cris, un, puis deux, puis trente qui gueulent en même temps, une nouvelle lame de fond. Plus personne ne porte attention aux uniformes qui tiennent la barrière. Le scanne est hors d’usage. La caméra embarquée aussi. Aucun drone à l’horizon.
Je suis à quelques mètres seulement de la scène, les vagues me lèchent les pieds. Je dois sortir de ce traquenard, tout de suite.
Les trois flics traînent le gosse en dehors de la foule, sur la berge du trottoir, la sœur toujours agrippée à l’un d’entre eux, elle hurle. Quand ils le poussent dans la bagnole banalisée, elle se détache brusquement, fait le tour du véhicule en courant, ouvre la portière arrière droite, je fais un pas, puis deux, elle s’assoit sur la banquette à côté de son frère, avec son ventre énorme, ses insultes. Je me précipite et me glisse à ses côtés. Je referme la porte. Merdasse, mais je fais quoi là ? Les flics courent pour contourner la caisse, ouvrir la portière. Nous avons verrouillé de l’intérieur. Le flic assis à l’avant actionne l’ouverture automatique en beuglant, nous hurlons à l’arrière, nous maintenons les loquets enfoncés de force puis lâchons prise. La portière s’ouvre. Je suis empoigné par la foule, happé vers l’extérieur, projeté sur le trottoir. Roulé boulé dans l’écume. On m’attrape, on m’attire, un bras, mes vêtements, englouti par les eaux des mains complices. J’aperçois encore le flic qui veut saisir la jeune femme enceinte et la sortir de là, qui s’accroche à son frère, arc-boutée sur la banquette.
« Vous n’oserez pas me frapper, crevures ! »
La marée monte, la foule entoure la voiture, la pousse, la secoue de plus en plus violemment en trouvant rapidement un rythme dans l’effort. Le flic au volant relève ses bras pour protéger sa tête. L’eau envahit tout. De l’autre côté du point de contrôle, il y a autant de monde et qui rue et qui crie. Les autres FoPU autour ne savent plus s’ils doivent rester là pour tenir la barrière contre la montée des eaux ou porter renfort à leurs collègues. Je suis sonné au milieu de la foule qui me tient. Le frère et la sœur ont enfin bondi hors du véhicule, lui tiré, traîné par elle qui l’emmène à son tour au cœur de la foule qui reflue, se cache et les cache dans ses profondeurs. J’entends les coups, les bris de plastique et de verre, j’espère qu’ils cassent bien tout. Les détonations violentes des grenades lacrymos ou de lanceurs de balles. La foule crie plus fort pour maintenir les quatre flics à distance, commence à fuir alors qu’ils brandissent leur flingue à décharges électriques. Je suis encore tiré par l’arrière, par le col de mon blouson, je recule en titubant, porté par toutes ces mains amies. Tout le monde se tient, serré.
Quelqu’un hurle : « Les drones ! Coupez vos combis ! Barrez-vous… »
Comme dans un plan concerté, au même moment, les gens de l’autre côté de la barrière refluent en ordre également serré. Nous disparaissons tous en quinze secondes aux coins des rues. Les flics seuls au milieu du brouillard de lacrymo, des cabas éventrés, la roue libre de mon vélo qui tourne lentement, clic tchiclic tchiclic, quelques pierres et canettes fendant l’air. La voiture défoncée, deux drones tournoient en spirale, cherchant vainement des combis à biper ou scanner.
Et moi qui me demandais pourquoi je n’allais pas plus souvent à la mer.

 

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